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Avec accusé de déception
15 janvier 2019

Il y a cent ans, l’assassinat de Rosa “la Sanguinaire”

Elle pouvait tout souffrir, sauf la peine des autres

Anouk Grinberg, comédienne et créatrice du spectacle “Rosa la vie

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 Ce n’est pas pour faire mon malin, mais je vois Rosalia Luksenburg comme une femme du XIXe siècle. Je n’écris pas cela parce qu’elle est née en mars 1871 à Zamosc, en Pologne russe, dans une famille juive, émancipée et cultivée, où l’on ne parlait ni yiddish ni hébreu. Maîtrisant au moins cinq langues, Rosa, brillante élève ayant étudié à Varsovie (où existe un quota limitant l’admission des Juifs) et à Zurich, se passionne pour la littérature, la peinture (elle peint elle-même), la musique, la botanique, la géologie, l’ornithologie et l’économie. Bien sûr, elle envisage le marxisme comme une science exacte. Elle est du XIXe siècle car rien de la vie ne lui est étranger.

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Début janvier 1919, en pleine Révolution allemande, Karl Liebknecht, le seul député à avoir refusé de voter les crédits de guerre en 1914, et elle refusent de quitter Berlin et d’abandonner leurs camarades spartakistes victimes de la répression.

Dès le 11 janvier, les loups, les corps francs du « socialiste » majoritaire Gustav Noske, sont entrés dans Berlin. Constitués en milice (qui ont heureusement disparu dans l’Allemagne d’aujourd’hui… joke), de braves commerçants du quartier de Wilmersdorf, qui ne savent pas encore qu’ils voteront Hitler quatorze ans plus tard, les débusquent et les livrent au capitaine Waldemar Pabst, à l’hôtel « Eden ». Nous sommes le mardi 14 janvier. (Un sympathique banquier, certainement futur soutien du Fürher, les récompensera d’une prime de 1700 marks.)

Rosa est une femme du XIXe siècle. Moult fois arrêtée, y compris en Russie, elle a passé la guerre entre quatre murs et tâté y compris de la paille du cachot. Mais sans cesser d’être libre dans sa tête et dans ses lettres.

Pourtant elle a prédit le siècle de minuit : « À mon tour peut-être, je serai expédiée dans l’autre monde par une balle de la contre-révolution qui est partout à l’affût. »

Elle recoud l’ourlet de sa robe, déchirée durant l’arrestation. Et prépare sa valise. C’est une femme du XIXe siècle. Elle pense quand même repartir en prison. Elle ne peut savoir que le Serpent a pondu son œuf (petit clin d’œil à Ingmar Bergman).

Karl Liebknecht est abattu dans la voiture qui doit « normalement » le conduire en prison.

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Mort de  Karl Liebknecht

 

 

À 23h40, Rosa « la Sanguinaire » est interrogée, sans succès, par Pabst. Sa valise est prête. Au sortir de l’« Eden », un soldat, d’un coup de crosse, lui fracasse la mâchoire. Bientôt le soldat Kurt Vogel (Vogel, l’oiseau en allemand, l’Histoire est cruelle…) l’achève d’une balle dans la tête celle qui, avec Karl et d’autres camarades spartakistes, a fondé, quinze jours plutôt, le Parti communiste allemand. On leste son corps d’un bloc de pierre avant de le jeter dans le Landwehrkanal. Un de ses assassins, un gentleman à n’en point douter, a cette phrase : « Voilà la vieille salope qui nage maintenant. » Mademoiselle Luxemburg n’est pas si âgée que ça, qui aurait eu 48 ans le 5 mars 1919.

Leo Jogiches, son amoureux pendant plus de quinze ans – mais en cachette, pudibonderie socialiste oblige –, est abattu par la police en mars de la même année. Il aura consacré ses dernières forces à démasquer les assassins de Rosa.

Qu’on se rassure, ces derniers sont jugés, condamnés puis aidés à s’évader de leur prison pour gagner l’étranger. Quant au capitaine Pabst, il ne sera jamais tourmenté et s’éteindra en 1970, dans une RFA jamais vraiment dénazifiée.

Le XXe siècle a débuté en août 1914 pour s’achever en novembre 1989. Comment une femme du XIXe siècle aurait-elle pu y retrouver ses petits ? Un brin uchroniste, j’ai la faiblesse de penser que la face du socialisme-communiste eût été différente si Rosa était passée entre les balles de ces corps francs téléguidés par les sociaux-démocrates d’État…

Oh ! je n’évoque pas le nez de Cléopâtre ! Celui de Rosa est trop long, elle s’en moque elle-même. Disgracieuse, elle n’en est pas moins courtisée ni aimée, elle, frêle femme d’un mètre cinquante et qui boite. Mais boiter n’est-il pas un avantage dans un monde bancal ? En la personne du futur médecin Kostia Zetkin, fils cadet de Clara, sa camarade communiste et féministe, Rosa a un amant de treize ans de moins qu’elle !

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Rosa et son amoureux Kostia Zetkin

Rosa n’est pas venue au socialisme par haine ou dépit « amoureux » (comme Lénine, soucieux de venger son grand frère, pendu par le tsar, et amoureux dépité par l’arrogance de Plekhanov) mais par raison et compassion.

« Mon idéal est le régime social dans lequel on pourrait sans remords

de conscience aimer tout le monde. »

 

« D’une façon générale, on ne doit pas oublier d’être bon,

car la bonté, dans les relations avec les hommes, fait bien plus que la sévérité. »

Ce qui ne l’empêche pas d’être un « soldat de la Révolution » : « La fraternité universelle des travailleurs est pour moi ce qu’il y a de plus haut et de plus sacré sur terre, c’est mon étoile, mon idéal, ma patrie, je préférerais renoncer à la vie plutôt que d’être infidèle à cet idéal. »

Internationaliste intransigeante (au point de combattre le Bund, parti socialiste du Yiddishland), elle abhorre la guerre, l’impérialisme, le colonialisme. Théoricienne de la baisse tendancielle du taux de profit, elle prophétise vite le suicide du prolétariat européen en « 14-18 ». À son ami Karl K., elle dégaine : « Une fois corrigé par Kautsky, l’appel historique du “Manifeste communiste” proclame désormais : “Prolétaires de tous les pays, unissez-vous en temps de paix et tranchez-vous la gorge en temps de guerre. »

Rosa est un Mentch, comme on dit en yiddish, une femme debout. Mais qui a ses fêlures : le 2 août 1914, elle tente de se suicider…

« Le monde entier est devenu un asile de fous » écrira-t-elle à Kostia.

Elle s’interroge bien sûr : « Si je virevolte dans le tourbillon de l’Histoire, c’est par erreur, […] au fond, je suis faite pour garder des oies. »

Bien sûr, Rosa n’est pas une madone. Elle est féroce en politique. Il faut avoir les ovaires bien accrochés pour affronter Kaustky, Jaurès, voire Lénine. Mais sans jamais renier l’amitié qu’elle leur porte.

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De sa sordide geôle de Breslau, elle salue naturellement la révolution d’Octobre. D’autant qu’elle connaît et respecte Lénine, rencontré en 1906. Ce dernier voit en elle un aigle. Comme souvent, ce producteur d’hystérie collective se trompe. Elle est une mésange charbonnière qui écrira :

« Lénine et Trotsky ont mis à la place des corps représentatifs sortis d’élections populaires générales les soviets comme la seule représentation véritable des masses ouvrières. […] Mais, en étouffant la vie politique dans tout le pays, il est fatal que la vie soit de plus en plus paralysée dans les soviets mêmes.

[…] Sans élections générales, sans liberté illimitée de la presse et de réunion, sans lutte libre entre les opinions, la vie se meurt dans toutes les institutions publiques, elle devient une vie apparente, où la bureaucratie est le seul élément qui reste actif. […] La liberté, c’est toujours la liberté de qui ne pense pas comme vous. »

Vladimir Oulianov, Trotski ou Staline sont des prédateurs. Ils chassent ou pêchent (loisirs au demeurant nobles quand ils sont convenablement pratiqués). La fin justifie les moyens chez les jésuites rouges. Rosa ne conçoit le socialisme que comme éthique. Hannah Arendt écrit qu’« elle avait beaucoup plus peur d’une révolution déformée que d’une révolution ratée ».

En attendant, elle n’a jamais craint d’être marginalisée au sein de son parti, qui lui a, par exemple, offert une promotion dans son université pour mieux la faire taire. Parfois censurée, Rosa demeure populaire. Quand elle est une première fois libérée en février 1916, c’est un millier de Berlinoises qui l’accueillent lui offrant pain, gâteaux et fleurs.

Elle est même minoritaire dans le Parti communiste qu’elle a contribué à créer. « Pas de putsch, pas d’attaque prématurée, pas de lutte pour des buts qui n’auraient pas été compris et admis par la majorité de la classe ouvrière. » Elle milite pour une participation aux élections et à l’intérieur des syndicats existants.

La suite, nous la connaissons.

Devant une foule immense, Karl Liebknecht est inhumé, au cimetière de Friedrichsfelde, le 25 janvier 1919. À ses côtés repose un cercueil vide. Celui de Rosa. Mathilde Jacob, sa  fidèle secrétaire, celle qui s’occupait de Mimi la chatte quand mademoiselle Luxemburg était en prison, sait qu’un corps mutilé et repêché d’un canal a été transporté de nuit et clandestinement dans le camp militaire de Rossen. Elle reconnaît les gants et la robe de Rosa. Et doit s’acquitter de 3 marks pour que la dépouille soit ramenée à Berlin. C’est encore une fois une foule immense qui accompagne la « seconde » mise en terre de Rosa.

De sa prison de Breslau, Rosa a écrit à Mathilde, le 4 novembre 1918 : « Mes pigeons sont en train de muer, et ils ont besoin d’une nourriture plus riche que celle que je peux leur offrir d’habitude. Maintenant, ils sont là tous les quatre à assiéger ma cellule toute la journée, ils se posent devant moi sur mon bureau, sur le dossier de ma chaise ou sur mon assiette quand je veux déjeuner. Je n’arrive même pas à imaginer ce qu’ils diront quand je disparaîtriat un jour tout à coup sans laisser de trace. »

Parce que juive et rouge, Mathilde Jacob meurt en avril 1942 dans le camp de Theresienstadt.

À la future veuve de Karl, Sonia, l’ancien pilier du Bureau socialiste international a confié ceci : « Mais je dois être malade pour que tout me bouleverse aussi profondément. Ou alors savez-vous ce que c’est ? J’ai parfois le sentiment de ne pas être un vrai être humain, mais plutôt un oiseau ou quelque autre animal qui aurait très vaguement pris forme humaine ; au fond de moi, je me sens bien plus chez moi, dans un petit bout de jardin comme ici, ou dans la campagne, entourée de bourdons et de brins d’herbe que dans un congrès du Parti. À vous, je peux bien dire cela tranquillement ; vous n’irez pas tout de suite me soupconner de trahir le socialisme. Vous savez bien qu’au bout du compte, j’espère mourir à mon poste : dans un combat ou au pénitencier. Mais mon moi le plus profond appartient plus à mes mésanges charbonnières qu’aux “camarades”. »

Rosa « la Sanguinaire » a demandé une faveur: « Sur la pierre de mon tombeau, on ne lira que deux syllabes : “tsvi-tsvi”. C’est le chant des mésanges charbonnières que j’imite si bien qu’elles accourent aussitôt. »

Dans son dernier article, paru dans « Die Rote Fahne », intitulé « L’ordre règne à Berlin », elle écrit : « J’étais, je suis, je serai ! »

Après la Réunification, les troupes d’occupation libérale n’ont eu de cesse de vouloir débaptiser la moindre rue de l’ex-RDA portant le nom de mademoiselle Luxemburg.

Nonobstant, chaque 15 janvier (sauf sous le IIIe Reich, allez savoir pourquoi…), des centaines d’Allemands continuent de fleurir les tombes de Rosa et Karl.

« Un monde doit être renversé, mais toute larme versée alors qu’elle aurait pu être essuyée est une accusation. »

Comment une humaniste du XIXe siècle aurait-elle pu imaginer qu’un jour ses camarades russes inventeraient l’archipel du goulag ?

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Bonus :
  •  “Lettres de Rosa Luxemburg, Rosa la vie”, textes choisis par Anouk Grinberg, traduits par Laure Bernardi, préface d’Edwy Plenel, les Éditions de l’Atelier, les Éditions ouvrières, France Culture, 2009, 25 €.

 

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  • “Rosa Luxemburg épistolière”, de Gilbert Badia, les Éditions de l’Atelier, les Éditions ouvrières, 1995, 125 F (à l’époque).

 

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  • Lecture par Anouk Grinberg



 

 

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Commentaires
M
Merci pour ce beau portrait de cette héroïne de la révolution, et pour ce « il faut avoir les ovaires bien accrochés pour.... »
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