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Avec accusé de déception
23 janvier 2019

Poulou au purgatoire (Opposition n’est point raison)

Il est plus économique de lire ‘Minute’ que Sartre.

Pour le prix d’un journal, on a à la fois la nausée et les mains sales

Pierre Desproges

 

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Ce n’est pas pour faire mon malin, mais l’écume médiatique parfois m’incommode quand elle entend opposer ce qui n’a pas lieu d’être. Beatles ou Rolling Stones ? Keaton ou Chaplin ? Sartre ou Camus ? Ou Sartre ou Aron ? Et la liste des fake oppositions est encore longue, qui obère notre faculté de réflexion et assèche notre cortex.

Tiens, j’ajouterais aussi : Pierre Desproges ou Luís Rego ? Nous verrons pourquoi…

À moins que certains médias aiment manipuler ou, pis, être manipulés.

Dans la vie réelle, les bad boys qu’étaient supposés être les Stones étaient potes avec les gentils Beatles. Lesquels ont offert aux premiers leur tube « I Wanna Be Your Man » en 1964 pour lancer leur carrière. Et on ne compte plus les participations des uns et des autres dans leurs différents enregistrements. Ou leurs diverses expériences de murge : le seul grief de Keith Richards à l’encontre John Lennon fut sa dilection pour les mélanges alcoolisés. Il ne tenait pas le rouge et chaque soirée s’achevait pour le « working class hero » sur une civière tandis que le compositeur des Stones la terminait à la vodka saupoudrée de coke.

Le producteur et arrangeur Andrew Loog Oldham orchestrait par médias interposés leur supposée rivalité. Une semaine, un dithyrambe sur les Beatles, une semaine, un gossip sur les Pierres qui roulent. L’essentiel étant de vendre du papier et, surtout, du vinyle !

Pourquoi aurait-on le cœur assez rabougri pour opposer le génie de mélodistes des premiers à la virtuosité musicale des seconds ?

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Keaton le lunaire versus Chaplin l’acrobate de la Sociale ?

Ce serait oublier que sir Charles Spencer Chaplin a fait tourner le mécano de « la Générale » dans « les Feux de la rampe ». En pleine déchéance, « l’homme qui ne rit jamais » était bien content de se renflouer un peu en travaillant pour son prétendu ancien rival.

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Mieux vaut avoir tort avec Sartre que raison avec Aron ?

Ce dernier est arrivé premier à l’agrégation de philo en 1928, le second a été recalé (avant de triompher l’année suivante juste devant une certaine Simone de Beauvoir). Aron était de la France libre, Sartre fut calomnié pour avoir monté ses pièces sous l’Occupation. (C’est oublier qu’il a animé le journal clandestin « Combat » au côté notamment d’Albert Camus…) Et alors ? L’exode des « boat people » a fini par réconcilier, en 1979, le père de l’existentialisme avec son camarade libéral et atlantiste.

Fichtre ! encore Sartre ! cette fois contre Camus. L’agrégé contre l’apprenti philosophe de classe de terminale ! J’ajouterai le boxeur que fut le jeune professeur Sartre contre le footballeur pied-noir («ce que je sais de la morale, c’est au football que je le dois… »). Un sportif individualiste (Aron jouait, lui, au tennis) contre un adepte du jeu collectif. Un compagnon de route du PC (jusqu’en 1956 seulement) contre un libertaire coincé entre l’intransigeance du FLN et l’amour de sa mère.

(La phrase originelle serait : « En ce moment, on lance des bombes dans les tramways à Alger. Ma mère peut se trouver dans un de ces tramways. Si c’est cela la justice, je préfère ma mère. »)

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J’en ai lu des jugements approximatifs sur le duel Sartre-Camus. Et je ne vous recommanderai pas « l’Ordre libertaire, la vie philosophique d’Albert Camus » de Michel Onfray. (Son éditeur aurait pu engager un vrai secrétaire de rédaction tant le pavé est élagage. Le vocable libertaire revient toutes les deux lignes…) Je me souviens avoir parcouru un essai étasunien sur les intellectuels français sous l’Occupation. Sartre, du futur comité d’épuration, y est représenté comme un planqué qui attend à la rédaction de « Combat » les papiers d’un Camus ayant esquivé les balles dans les rues du Paris de la Libération. Sartre a été marxiste (certes hétérodoxe), Camus a écrit dans « le Libertaire », « Témoins » et aidé (financièrement et sans le faire savoir) les anarchistes espagnols de la CNT. (« Du génie libertaire, la société de demain ne pourra se passer. »)

Bref, Sartre est au purgatoire, Camus au paradis. Je n’étais pas loin moi-même d’établir le même palmarès. Et puis, cet été, j’ai lu « le Lièvre de Patagonie » de Claude Lanzmann, ses Mémoires. Il faut dire que le frère du meilleur parolier de Jacques Dutronc n’est pas très objectif : il a travaillé avec Sartre aux « Temps modernes » et vécu maritalement avec le Castor pendant une quinzaine d’années. Pourtant le portrait de l’auteur de « la Putain respectueuse » qu’il brosse est attachant. Sartre est un homme attentif aux autres. Jeune professeur de philo au Havre, il éblouit ses élèves par son non-didactisme, sa liberté de les laisser penser par eux-mêmes. Devenez votre propre maître !

Entre deux séances de boxe anglaise, il leur a fait connaître un écrivain peu conformiste comme Céline. (Ce qui ne l’empêchera pas de tacler le nazi de Meudon,  en 1945. L’ancien réfugié de Sigmaringen répondra au « Portrait de l’antisémite » sartrien, trois ans plus tard, avec le pamphlet « À l’agité du bocal » :  « Je parcours ce long devoir, jette un œil, ce n’est ni bon ni mauvais, ce n’est rien du tout, pastiche… […] Toujours au lycée, ce J.-P.S. ! »  Noté 7/20 pour l’auteur du « Voyage »… Comme prof, Sartre aura eu cette phrase : « Celui qui dépose un chiffre sur une copie est un con ».)

Donc Sartre versus Camus ?

Batifolons un peu ! Poulou, comme l’appelait sa mère, Anne-Marie Schweitzer, est orphelin de père. Camus aussi. Tous les deux ont eu des relations très intenses avec leur génitrice. Tous les deux sont des intellectuels engagés. Hugo pourfendant Badinguet est le héros du jeune Sartre.

Tous les deux sont des dramaturges à succès. D’ailleurs, ils aiment les actrices. Lisons la correspondance de Camus avec Maria Casarès. Sartre a été notamment l’amant de l’actrice Évelyne Rey, la sœur de Claude Lanzmann.

Bien sûr il y a la question algérienne… Favorable au FLN, Poulou est fasciné par le psychiatre martiniquais Frantz Fanon, qui a épousé la cause indépendantiste. Lanzmann en rend compte ainsi : « Sartre, qui écrivait le matin et l’après-midi quelles que soient les circonstances ou le climat (il écrivait à Gao, au Mali, par 50 °C), qui ne transigeait jamais sur son temps de travail – il n’y avait aucune dérogation possible, aucune justification possible à la dérogation – s’est arrêté de travailler pendant trois jours pour écouter Fanon. »

Le Castor, elle, se méfie d’un protocourant islamiste qui ternit déjà la cause… Quasiment insulté par un braillard du FLN avant de recevoir son prix Nobel de littérature, Camus s’interroge sur l’avenir de son pays natal. Serais-je voué aux gémonies si j’osais m’aventurer à dire qu’avec le recul, les positions de l’Alsacien du 16e arrondissement et de l’enfant du soleil algérien sont in fine plutôt complémentaires.

À l’aise dans tous les milieux sociaux et pas seulement au « Flore », Sartre, qui a gentiment qualifié, les yeux dans les yeux, les étudiants occupant la Sorbonne en 68 de « fils de bourgeois », a mouillé la chemise : son appartement du 42 rue Bonaparte a été plastiqué en juillet 1961 par l’OAS.

En 1960, trois ans après son prix Nobel, Camus meurt dans un accident de voiture. Beauvoir et Sartre sont inconsolables… L’auteur de « la Peste » n’aura pas connu l’Algérie indépendante.

L’erreur cubaine ? Sartre fut fasciné par Fidel Castro quand il l’a rencontré. Cependant, un an après la victoire des « Barbudos », il prédit au Líder Máximo : « La terreur est devant vous. » Une décennie plus tard, face à la répression qui frappe également la communauté gay, il déclare : « Les homosexuels sont les juifs de Cuba

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À force de jeter le penseur avec la cuvette de « la Nausée », on en oublierait que l’existentialisme a plus que fortement influencé Guy Debord, « pape » du situationnisme. Qui n’a pas compté pour rien dans le mouvement de Mai 68. Bien sûr, celui qui ne voulait pas « désespérer Billancourt » s’est un peu fourvoyé avec les maoïstes de « la Cause du peuple » et de « Libération ». Mais n’était-ce point pour garantir une certaine idée de la liberté d’expression ?

D’ailleurs, l’homme est diminué. En mai 1971, il est victime d’une attaque cérébrale. « Il mâchait par poignées la Corydrane qu’il réduisait en une bouillie acide, écrit Lanzmann, se détruisant la santé en toute conscience au nom de ce qu’il appelait le “plein emploi” de son cerveau. » Il a déjà troqué le costard-cravate pour le blouson de cuir quand il se fait régulièrement embarquer, avec le Castor, dans les paniers à salade du régime pompidolien.

Celui que Lanzmann présente aussi comme un peu fleur bleue, qui pleure à la énième vision de « Seuls les anges ont des ailes » de Howard Hawks, avec, notamment, Cary Grant et Rita Hayworth, qui dévore les journaux à scandales et se repaît de polars, n’a jamais laissé l’humain lui être étranger. Claude Lanzmann écrit ceci : « Mais la plume, chez Sartre, remplaça le couteau quand il le fallut : c’est largement à lui que la France doit de n’avoir pas connu le passage à la violence des groupuscules les plus extrémistes, prêts à imiter les modèles italien ou allemand. Sartre fut tout à la fois leur soutien et leur modérateur, Alain Geismar me l’a rapporté lui-même : “Je suis avec vous, mais jusqu’à un certain point. Ne déconnez pas, il y a une frontière, ne la franchissez pas.” Il est vrai, Sartre céda à l’avocat Klaus Croissant et rendit visite, dans sa prison de Stuttgart-Stammheim, à Andreas Baader, l’instigateur du terrorisme allemand. Il justifia cet acte par des raisons humanitaires, considérant la claustration, le silence et l’implacable lumière blanche de la cellule comme la torture même, mais ajouta, au cours de la conférence de presse qui suivit, que sa présence ne valait pas approbation des exploits sanglants de Baader et de sa bande. »

Cet été, je dévorais « le Lièvre de Patagonie » et écoutais sur les coups de 8h55 la rediffusion du best-of de Pierre Desproges sur Inter. Sartre ou Camus ? Desproges ou Rego ? L’honnêteté me porte à écrire que l’avocat aux effluves de morue me faisait souvent plus rire que l’ancien journaliste de « l’Aurore ». Luís est meilleur comédien. Pierre, plus écrivain. Et pourtant je n’ai jamais voulu choisir entre « l’avocat le plus bas d’Inter » et le procureur dont on saluait la hargne et « le courroux coucou » !

Desproges eut ces phrases : « En voulant allumer un feu de cheminée avec des paperasses inutiles, je suis tombé hier par hasard sur une page du tome II de la “Critique de la raison dialectique” de Jean-Paul Sartre. Écoutez plutôt : “Il faut revenir à cette première vérité du marxisme : ce sont les hommes qui font l’Histoire ; et comme c’est l’Histoire qui les produit (en tant qu’ils la font), nous comprenons dans l’évidence que la ‘substance’ de l’acte humain, si elle existait, serait au contraire le non-humain (ou, à la rigueur, le pré-humain) en tant qu’il est justement la matérialité discrète de chacun.” […]

» Il faut bien voir que, quand Sartre écrivait ce genre de conneries, à la fin des années 1950, il ne se prenait pas encore au sérieux. Il n’avait pas encore été nommé pape des béats de la rive gauche. Il écrivait surtout pour du pognon ou pour faire rigoler Jean Cau. »

M’est avis que Desproges avait parfaitement compris la prose sartrienne. Mais pour un bon mot…

Sartre, asservi à l’argent ? Lanzmann s’inscrit en faux : « En voyage, il portait toujours dans la poche arrière de son pantalon une somme énorme, viatique de toutes les vacances et garante de son autonomie. Cela ne doit être confondu ni avec l’avarice ni avec un quelconque penchant pour la thésaurisation. C’était exactement le contraire : il s’est toujours montré le plus généreux des hommes, jetant ses sous à tout vent et à tous ceux qui le sollicitaient. Il n’a jamais rien possédé, ne fut propriétaire de rien et mourut locataire d’un deux-pièces spartiate. »

L’ironie de l’Histoire veut que les deux Albert de Poulou ont eu le prix Nobel, avec une somme coquette à la clé. Son grand-oncle Albert Schweitzer (oui, oui, le docteur de Lambaréné), en 1952, et donc Camus cinq ans plus tard.

Lanzmann écrit : « Il ne faut pas croire qu’il lui fut si facile de refuser le Nobel, il avait un besoin criant d’argent et eût été soulagé pendant quelque temps par la manne que ce prix lui aurait rapportée. […] “J’aurais accepté à la rigueur le prix Nobel de la paix pour mon action en faveur des Algériens.” »

Malgré ses errances (mais qui n’en a pas eu ?), Sartre, en conclusion des « Mots », ne cesse de nous questionner sur l’avenir de « nos » démocraties vacillantes : « Si je range l’impossible salut au magasin des accessoires, que reste-t-il ? Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui. »

 

Bonus

 

Chroniques de la haine ordinaire par Pierre Desproges - France Inter

Durant tout l'été, France Inter vous permet de replonger dans l'humour de Pierre Desproges. Un humoriste \"qui n'est plus, mais qui reste plus que jamais juste, moderne et drôle\" précise Léa Salamé.

https://www.franceinter.fr

 

Le lièvre de Patagonie - Folio - Folio - GALLIMARD - Site Gallimard

Shoah disent toute la liberté et l'horreur du XXe siècle, faisant du Lièvre de Patagonie un livre unique qui allie la pensée, la passion, la joie, la jeunesse, l'humour, le tragique.

http://www.gallimard.fr

 




 

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