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Avec accusé de déception
14 novembre 2017

Le 7 novembre 1917 débutait la révolution d’Octobre / 2e partie : “Nam et ipsa scientia potestas est*”(sir Francis Bacon, 1597)

 « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde.

Le mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas.

Mais sa tâche est peut-être plus grande.

Elle consiste à empêcher que le monde se défasse. »

Albert Camus, extrait du discours de « déception » du prix Nobel de littérature, 10 décembre 1957.

Ce n’est pas pour faire mon malin, mais, puisque travaillant dans une entreprise où la DHR se permet de comparer les salariés à des rats (cliquez ici pour plus d'info), j’aurais bien voulu être une petite souris à Irkoutsk, en 1902. Nous sommes parmi les déportés politiques en Sibérie.

Dans « Ma Vie », Lev Davidovitch Bronstein dit Léon Trotski écrit : «Il y avait, dans une colonie plus éloignée vers le Nord, à Vilouïsk, un déporté dont le nom, Makhaïski, gagna bientôt une assez large célébrité. »

Nous avons évoqué dans notre dernier post (séance de rattrapage : clic clic par ici) ce Russo-Polonais dont l’originalité de la pensée reposait sur cette thèse: la finalité des partis prétendument révolutionnaires, d’abord sociaux-démocrates, ensuite communistes, est de servir de marchepied aux intellectuels, aux « endormeurs socialistes », vers le pouvoir.

Nous sommes donc en 1902, le régime tsariste alloue aux déportés un minimum de subsides et, indirectement et surtout, leur permet de s’organiser en cercles de discussion. (Bref, leur déportation est moins atroce que dans quelques années sous les Rouges, n’est-ce pas mon beau Léon ?)

Justement, Trotski en vient à passer une soirée avec Makhaïski et K.K. Bauer, « un marxiste lié à Peter Struve », écrit Alexandre Skirda, biographe du Russo-Polonais « manuelliste ». « Malhaïski répète sans cesse les mêmes arguments au cours de la discussion, ce qui fait sursauter Bauer d’indignation. Lorsque Trotski essaie timidement en profitant d’une pause de se mêler à la discussion, les deux adversaires fondent sur lui et l’obligent à se taire. »

De quoi se mêle ce fils de grands propriétaires terriens ?

Vexé de n’avoir pu en placer une, le futur patron du soviet de Petrograd a été marqué par cette soirée. Il écrira : « Durant plusieurs mois, les travaux de Makhaïski prirent toute l’attention des déportés de la Lena. Ce fut pour moi un puissant sérum contre l’anarchisme qui a beaucoup d’allant quand il s’agit de nier, mais qui manque de vie et se montre même timoré dans les déductions pratiques.»

Encore virulemment antiléniniste, notre menchevik, qui ignore que Makhaïski n’épargne pas non plus les anarchistes, souvent d’origine aristocratique, oublie que Marx en personne, vantant « l’intellection des mécanismes de l’Histoire », n’a jamais donné de recettes pour « faire bouillir les marmites de l’avenir ». Notons au passage que le Lénine de « tout le pouvoir aux soviets » voulait que « chaque cuisinière [apprît] à gouverner l’État » (que les bolcheviques voulaient abolir, mais bon…).

"auto-organisation des travailleurs"

Makhaïski a foi en l’auto-organisation des travailleurs et rejette violemment la doxa social-démocrate qui veut que, vu leur fatigue, leurs conditions de vie et leur manque d’instruction, ils ne peuvent accéder à la « science révolutionnaire », celle des gens éduqués, les « capitalistes du savoir ». Qu’ils soient sociaux-démocrates, populistes ou anarchistes… Il aurait peut-être cautionné ces phrases de l’agrégé de philosophie Claude Capelier : « Quand on croit appartenir à une élite, on se croit aussi en droit d’exiger des autres l’adhésion aux normes qu’on assume, plutôt que de subir celles du plus grand nombre. Les pulsions d’un intellectuel le portent plus souvent vers le Prince dont il rêve d’être le conseiller, plutôt que de voir ses idées soumises aux voix. […] Lorsque la gestion des sociétés est apparue comme une pratique qui devait s’appuyer sur le savoir, telle une science, les lois de la statistique ont pris la relève de l’esprit des lois. »

rosa-luxemburg

Eternelle Rosa

Dès 1901, Rosa Luxemburg avait prévenu : « Rien ne livre aussi sûrement et aussi rapidement un mouvement ouvrier encore jeune au caprice des intellectuels que son emprisonnement dans la cuirasse d’un centralisme bureaucratique. »

« La révolution de 1917 justifia les appréhensions de Makhaïski, écrit Alexandre Skirda. Après les premières émeutes populaires, l’intelligentsia prit le relais, monopolisa l’expression politique du mouvement, que ce soit dans le gouvernement provisoire de Kerenski ou au sein même des soviets qui regroupaient en fait, à leur “sommet”, un grand nombre de militants révolutionnaires d’avant 1917.

Moscou 1917 02

Moscou, février 1917

» Il est évident qu’à cet instant, le “capital” militant se fit prévaloir. Seuls, ceux qui savaient “bien” s’exprimer, “bien” rédiger, organiser et contrôler, purent se proposer de remplacer les anciennes autorités défaillantes. Ce qui est encore plus frappant, c’est la participation massive de ces mêmes “militants” au pouvoir bolchevik – auquel la plupart étaient intérieurement hostiles – mais qu’ils supportèrent fidèlement jusqu’à ce qu’il se soit suffisamment affermi pour se passer d’eux. » Fidèlement, car comme l’écrira notre cher Marc Ferro (mon second MA…), en cas de défaite des séides de Lénine, le néobolchevisés risquaient d’être fusillés par les Blancs !

Les opportunistes de tout bord investiraient rapidement le Parti. Si l’on en croit Skirda, « le recensement panrusse des membres du parti communiste russe, en 1922, relevait la présence de plusieurs milliers d’anciens anarchistes, mencheviks, socialistes-révolutionnaires et bundistes [membres du parti socialiste yiddishophone]. Sans compter tous ceux qui s’étaient casés dans les rouages de l’appareil d’État ».

 

Ce phénomène rejoint celui de la bureaucratisation par en bas mis au jour par Marc Ferro : « Parallèlement aux soviets, qui fonctionnaient comme une sorte de parlement des ouvriers et des soldats, d’autres formes d’organisation ont été créées, en particulier, des comités d’usine élus par des ouvriers, un soviet des comités d’usine qui était une sorte de contre-syndicat. […] Il y avait également des comités de quartier. Des gens se regroupaient par quartier, un peu comme en mai 1968 et formaient des comités. Par exemple, un comité logeait des gens qui n’avaient pas d’appartement, on ravitaillait les personnes âgées, on payait des pensions à ceux qui n’en avait pas. À un moment, les comités de quartier se sont fédérés et ont créé leur soviet, qui a concurrencé les soviets de députés, celui de Petrograd ou celui de Moscou par exemple.

» Un membre d’un comité de quartier, c’est un pope, un instituteur, un employé, un ouvrier d’usine qui gère un quartier plus ou moins grand, ou un pâté de maisons. Chacun détient un petit pouvoir, devient un apparatchik. C’est ça, la bureaucratisation par en bas. Et pour être légitimés, ils adhèrent au Parti bolchevique ou le Parti leur délègue un président, qui va les “couvrir”. Ainsi, un bolchevik devient président d’un comité de quartier, alors qu’il n’y avait peut-être pas un seul bolchevik dans ce quartier. […] Ces anciens soldats, ouvriers non spécialisés, gardes rouges, de fraîche origine paysanne, gravissent peu à peu les échelons du nouvel appareil d’État. Il n’y a pas de césure entre les gens gouvernés et les gens qui gouvernent, ce sont les mêmes. […] Ils reçoivent des ordres du sommet eux donnent des ordres en bas, et ils montent dans l’appareil. Et cela va durer jusqu’en 1940»

Par ailleurs, au début de la bolchevisation de la société russe, on nota certaines réactions bien humaines malheureusement. Le communiste français Pierre Pascal écrit : « Les vieux bolcheviks passés par les longs séjours en prison étaient avides d’une revanche sur la vie. Sans oser le dire. » Tout en observant la disparition des syndicats libres, les prélèvements sur salaire, les usines militarisées, l’ancien anarchiste rallié au bolchevisme Victor Serge lâchait ce commentaire : « Au Congrès [du Parti] par contre, l’optimisme coulait à pleins bords. À ma surprise, parmi les délégués, il y avait peu d’ouvriers, beaucoup d’intellectuels pas très intelligents, faciles à flatter car ils étaient obnubilés par leur importance de délégués. »

"plébéianisation des pouvoirs"

Il y eut incontestablement plébéianisation des pouvoirs. Néanmoins ce phénomène aura des conséquences assez inattendues : puisque le Parti rallie de nouveaux militants qui ne connaissent pas grand-chose au socialisme, et que l’aristocratie ouvrière est bientôt purgée, on assiste à la
(re-)montée de certaines « valeurs » populaires que le plébéien Staline ne manquera pas d’exploiter : la famille (le droit à l’avortement obtenu dès 1920 grâce notamment à Alexandra Kollontaï est « limité » par le petit père Joseph dès 1936), l’art conventionnel (le fameux réalisme soviétique anti-avant-gardiste, Maïakovski peut se suicider tranquillement), le chauvinisme (la Révolution mondiale ayant échoué, retour aux vraies valeurs russes !), l’antisémitisme (avec les Lettons, les juifs constituaient la minorité « non russe » la plus importante au sein du parti bolchevique – en plus ça tombait bien, Trotski, Zinoviev et Kamenev étaient plutôt « israélites » !).

tintin-soviet

Tintin au pays des soviets sans soviets...

Comme l’avait prophétisé Makhaïski, la révolution socialiste n’aurait pas lieu.

« Les communistes se tournent alors vers l’arrière, en criant bien fort : “Assez de révoltes ! Vive la patrie ! Travail renforcé des ouvriers! Discipline de fer dans les fabriques et les usines !

Tout le pouvoir contre ce qu’il reste des soviets. Aucune autonomie ouvrière ou paysanne.

Du mouvement makhaïskiste demeure l’éternel débat avant-garde versus auto-éducation, conscience qui vient de l’extérieur contre autoconscientisation…

Cependant, les filles et fils des peuples russifés sont allés à l’école, à l’université et beaucoup ont rejoint la classe « intellectuelle » honnie par Jan Waclav.

« Sur les 28 dirigeants bolcheviques du début du régime soviétique, écrit Marc Ferro, 15 d’entre eux avaient fait des études supérieures et huit des études secondaires. […] Un demi-siècle plus tard, au pays du “parti de la classe ouvrière”, parmi les “héros” du travail socialiste entre 1971 et 1975, on comptait 1017 techniciens et scientifiques, 448 membres de l’intelligentsia, 177 artistes et architectes et 23 ouvriers. […]

» En 1938, seuls 14% des 160 000 communistes de Moscou avaient poursuivi des études supérieures. En 1988, ils étaient 50,2% et le nombre de communistes s’était multiplié approximativement par dix. Le personnel affecté aux activités scientifiques a sextuplé de 1900 à 1963. »

Quelques décennies avant Octobre, Mikhaïl Bakounine, en pourfendant la prétention scientifique d’un certain marxisme, avait presque vu juste : « Il y aura un gouvernement excessivement compliqué, qui ne se contentera pas de gouverner et d’administrer les masses politiquement […] mais qui encore les administrera économiquement, en concentrant en ses mains la production et la juste répartition des richesses […] l’application du capital à la production par le seul banquier, l’État. Tout cela exigera une science immense et beaucoup de têtes débordantes de cervelle dans ce gouvernement. Ce sera le règne de l’intelligence scientifique, le plus aristocratique, le plus despotique, le plus arrogant et le plus méprisant de tous les régimes. »

Sauf que notre exilé du lac Majeur ne pouvait prévoir qu’en 1985, le Parti communiste d’Union soviétique compterait 19 millions de membres. Et comme le soulignerait Marc Ferro, « n’importe quel conflit qui éclatait opposait des communistes ».

Six ans plus tard, l’URSS n’existait plus…Vous pensez encore vivre une époque postmoderne mais c’est l’anthropocène qui vous rattrape.

 

* “ En effet, le savoir lui-même est pouvoir.”

En bonus :

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• à paraître en février / mars 2018 de l’ami Charles Reeve : “le Socialisme sauvage, essai sur l’auto-organisation et la démocratie directe dans les luttes de 1789 à nos jours”, éd. L’Échappée, 320 pages, 20 €.

“Les courants spontanés, autonomes et émancipateurs des mouvements sociaux ont toujours été rejetés par les chefs du socialisme avant-gardiste et qualifiés de ‘sauvages’, car leur échappant.”

Site de la maison d'édition par ici.

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• “Le Socialisme des intellectuels”, de Jan Waclav Makhaïski, écrits traduits et commentés par Alexandre Skirda, est aussi disponible chez Spartacus (Paris, 2014, 334 pages) pour la modique somme de 18 €.

Site de la maison d'éition : par là.

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