Il y a cent ans, le Noël des “premiers communistes” (Un petit Tours et puis bolchevisation – IIe partie)
“Sans élections générales, sans liberté de la presse et de réunion sans entraves […],
la vie de n’importe quelle institution publique cesse”
Rosa Luxemburg
Ce n’est pas pour faire mon malin, mais la prison de la Santé n’a jamais été un goulag. Pour preuve, incarcérés, Boris Souvarine et Fernand Loriot y ont télécommandé le congrès de Tours, lequel rattache une large partie de la « Vieille Maison » socialiste à l’Internationale communiste.
Dans la salle du Manège, à Tours, les redingotes sont plus nombreuses que les casquettes*. Exception faite des sections rurales de l’Allier, vétérans des tranchées. Dans « l’Œuvre », le journaliste Stéphane Valot écrit : « Qui l’eût cru ? C’est le paysan qui est bolcheviste en France. » (Et sera, sous l’Occupation, le ferment de la Petite Sibérie de Georges Guingois.)
Du côté des « néophytes », on se méfie des caciques comme Ludovic-Oscar Frossard, qui sera pourtant secrétaire général du futur PCF jusqu’en 1924, malgré sa méfiance quant aux « 21 Conditions de Lénine » – au IIe congrès, il quittera son poste car refusant de renier sa « foi » franc-maçonne, proscrite par Lénine. Frossard a rencontré ce dernier avec Cachin à Moscou. Sa crainte de l’invasion de la Pologne par l’armée Rouge scelle son ralliement au bolchevisme… Quant à Marcel Cachin, ces mêmes « néophytes » ne lui pardonnent pas d’avoir été un porteur de valises de cash dans cette Italie qui hésitait à entrer en guerre au côté des alliés en 1915.
De fait, le Franco-Russe Boris Souvarine, intime de Trotski, le typographe Pierre Monatte et Alfred Rosmer, indéfectible proche du chef de l’armée Rouge, deviennent les vrais patrons de la Section française de l’Internationale communiste fondée sur des compromis.
Piètre orateur mais trapu affable bien qu’hystérique dans la rhétorique, Lénine séduit par sa simplicité. Trotski est grand, beau parleur, léniniste intransigeant bien qu’ancien antibolchevique. Le futur PC est à peine né que la terrible année 1921 s’annonce.
« Mort aux bourgeois ! » Marins de Kronstadt sur le cuirassé Petropavlovsk en été 1917.
En mars, le noble propriétaire terrien Trotski joue aux versaillais en assassinant la commune des marins démocrates de Kronstadt qui ont fait la révolution d’Octobre, histoire de fêter celle de Paris, le Parti communiste russe interdit les dissidences en son sein tandis que Lénine avec sa NEP, nouvelle économie politique, relance une manière de capitalisme pour pallier les échecs de la collectivisation.
Or, on peut convoquer le marxiste Charles Rappoport au rapport : ce proche de Souvarine savait les exactions bolcheviques du « coup d’État à froid » de Lénine dès le 14 novembre 1917. « C’est le Louis XIV de la révolution : la Révolution, c’est moi, c’est mon parti… Son programme est la dictature du prolétariat, avec son parti comme dictateur. » Trois jours plus tard, dans le journal libertaire de Sébastien Faure, le futur bolcheviste Boris Souvarine prophétise : « Il est à craindre que, pour Lénine et ses amis, la “dictature du prolétariat” doive être la dictature des bolcheviki et de leur chef. Ce pourrait être un malheur pour la classe ouvrière russe et, par la suite, pour le prolétariat mondial. » Tout est dit… et pourtant, Souvarine voit alors les thuriféraires d’Oulianov comme les seuls qui peuvent imposer la paix au monde, à commencer par l’Allemagne qui a fait rapatrier, depuis la Suisse, Lénine dans un wagon plombé.
Le déni de la réalité est une question à prendre en compte en histoire.
Russophone, Souvarine a l’appui de l’Internationale de Zinoviev. Laquelle fournira bientôt des subsides, de l’or et des bijoux volés par la Tcheka aux « bourgeois dégénérés ». Ensuite, les dollars américains inonderont le Parti. Dans « la Révolution manquée », le gauchiste Jean-Jacques Soudeille, devenu la voix de Radio Brazzaville, nous rappellera comment la manne de Moscou a corrompu les esprits, à commencer par celui de Louis Aragon.
Pour faire simple, après la mort de Lénine, en 1924, les choses se compliquent. Trotski se retrouve face à la Troïka : Zinoviev, Kamenev et Boukharine. Ils font officiellement figure de vieille garde bolchevique. Quant au fameux testament de Lénine, incriminant notamment le « brutal » Staline, il fournira une vraie pomme de discorde… Souvarine et d’autres sont partisans de sa publication, y compris dans la presse dite bourgeoise. Trotski s’y oppose, nie l’existence d’un tel texte. Plus tard, il en demandera la parution. En substance, Staline lui rétorquera : comment veux-tu dévoiler un testament à propos duquel tu as affirmé que c’était un faux ?
Frossard se méfie de ses « amis » russes, Souvarine, Rosmer et Monatte soutiennent le « bientôt traître » Trotski. Le capitaine Albert Treint et Suzanne Girault défendent la bolchevisation du Parti. En dépit de quelques succès, Souvarine est lâché par Moscou et aura cette paraphrase digne de « Hamlet » :
« Il y a quelque chose de pourri dans le Parti et l’Internationale. »
Le PC se russifie, le marxisme-léninisme devient une science exacte, les Jeunesses communistes de Jacques Doriot (futur nazi) le radicalisent, anarchistes et bolchevistes s’affrontent à coups de revolver à la Grange-aux-Belles en 1924, l’Internationale syndicale rouge phagocyte la CGT, devenue CGTU (« u » comme unifiée) – le cheminot Pierre Semard, bien que dubitatif envers l’ISR, succédera à Frossard. Boris Souvarine, Alfred Rosmer, Pierre Monatte, Amédée Dunois et Maurice Paz sont exclus ou poussés vers la porte. Comme tant d’autres, ils rejoindront les cercles oppositionnels, dont le Cercle communiste démocratique, que fréquentera la philosophe Simone Weil. Treint et Girault suivront !
La vieille garde plurielle a fait son temps en 1924. Rien ne sera plus comme avant, la voie est toute tracée pour le fin renard surnommé Staline, qui saura appliquer le centralisme démocratique. D’autant plus, que bien des jeunes communistes ont été formatés par une éducation religieuse et la discipline militaire, dans les tranchées.
On a enfin purgé bébé PC.
Pouvait-il en être autrement ? Le parti dans sa diversité féconde n’était-il pas un anachronisme ? Souffrez que nous citions la très controversée Annie Kriegel : « Depuis 1905, malgré les apparences, c’est le courant patriotique qui a grossi le plus vite dans la classe ouvrière française. » Et même internationale**…
Après la Seconde Guerre mondiale, le quotidien stalinien « l’Humanité » taxe Léon Blum de « petit juif peureux ». Sympa après la Shoah ! Au congrès de Tours, il avait néanmoins prophétisé : « Nous vous disons que votre dictature n’est plus une dictature temporaire. […] Elle est un système de gouvernement stable. […] C’est, dans votre pensée, un système de gouvernement créé une fois pour toutes. […] Vous concevez le terrorisme, non pas seulement comme le recours de dernière heure, non pas comme l’extrême mesure de salut public… mais un moyen de gouvernement. »
* En 1921, le futur PC compte 109 200 adhérents ; en 1947, 540 000 ; en, 1956, après l’invasion de Budapest, moins de 200 000 ; en 1978, Programme commun oblige, 506 500 ; en 2018… 49 200 ! En 1956, les encartés sont à 58,8 % des ouvriers ; en 2010, 7,6 % seulement. De nos jours, le PCF est à 45,2% un parti de cadres, d’ingénieurs et de techniciens. Et 13% d’enseignants pour 21% d’employés. Le Parti comptait 10% d’agriculteurs l’année de Budapest, 1% en 2003. Les paysans disparaissent des radars au congrès de 2010…
** Pour amadouer les Alliés, Staline dissout l’Internationale communiste en 1943.
À lire, entre autres :
• « Histoire intérieure du Parti communiste », de Philippe Robrieux, Fayard, 1980.
Déjà, les trois premiers volumes de l'Histoire Intérieure du Parti communiste de Philippe Robrieux ont été reconnus comme une source peu commune sur soixante ans de vie politique française et internationale.
https://www.fayard.fr
•« Boris Souvarine, le premier désenchanté du communisme », de Jean-Louis Panné, Robert Laffont, 1993.
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• « La Révolution manquée, l’imposture stalinienne », de Jean Perdu (Jean-Jacques Soudeille), Éditions Sulliver, 1997.
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