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Avec accusé de déception
28 décembre 2017

Rosa et Louise : “Avec un air d’enfant en pleurs dans son visage noir…”

« Jamais mieux qu’au terme des quatre derniers siècles de son histoire l’homme occidental ne put-il comprendre qu’en s’arrogeant le droit de séparer radicalement l’humanité de l’animalité, en accordant à l’une tout ce qu’il retirait à l’autre, il ouvrait un cycle maudit, et que la même frontière, constamment reculée, servirait à écarter des hommes d’autres hommes, et à revendiquer au profit de minorités toujours plus restreintes le privilège d’un humanisme corrompu aussitôt né pour avoir emprunté à l’amour-propre son principe et sa notion. »


 « Anthropologie structurale II »

Claude-Lévi-Strauss

 

Ce n’est pas pour faire mon malin, mais Noël est devenu la fête des enfants, qui aiment les animaux et pleurent en voyant « Bambi ».

Le 21 octobre dernier, l’équipage de vénerie « la Futaie des amis » abattait sur ordre de la gendarmerie un cerf réfugié dans un jardin de Lacroix-Saint-Ouen (60). Tollé sur les réseaux sociaux, menaces de mort à l’encontre d’un des veneurs issu de la famille Rothschild – la grande vénerie française, riche de 389 équipages, soit deux fois plus qu’en 1914, n’est pas un art cynégétique prolétarien : un « uniforme » complet de veneur coûte la coquette somme de 7000€.

sonneurs

Protestation de Brigitte Bardot et lettre ouverte de Laurence Parisot, l’ex-patronne des patrons : « Monsieur Hulot, abolissez la chasse à courre ! ».

(Il est d’ailleurs cocasse de penser que l’un des fondateurs de la SPA s’appelait Parisot de Cassel.)

Bardot, Parisot… pour beaucoup, les défenseurs de animaux sont plutôt classés à droite. Voyez Céline et ses chats, qu’il préférait aux méchants Youpins cupides qui ne faisaient rien qu’à le persécuter.

Et j’éviterai d’évoquer son ami Adolf H., qui vouait un culte à sa chienne, Blondie, et se faisait passer pour végétarien… allez une video en cliquant ICI

Fondée en 1824, la Royal Society fort the prevention of cruelty to animals fut l’ancêtre de notre SPA. Elle comptait parmi ses membres William Wilberforce, évangélique abolitionniste certes mais antisocialiste conservateur. Un bon chrétien doit lutter contre l’esclavage et la maltraitance des chevaux, mais pas question que les ouvriers se réunissent : les syndicats sont une « grave maladie de notre société ».

spa

En France, la SPA voit le jour en 1845 et est reconnue d’utilité publique en 1860 sous Napoléon III. L’État octroie dès 1856 à ses sociétaires le droit, qui existe toujours, « de requérir les agents de la force publique en cas de contravention aux lois assurant la protection des animaux ». Au sein de la SPA, les grands propriétaires fonciers et les médecins sont les deux groupes professionnels les plus représentés.

Anonyme sous la Commune (contrairement à ce que l’on pense couramment), l’institutrice Louise Michel ne portait pas l’empereur, Badinguet, dans son cœur. Elle aimait pourtant les animaux…

  • « Au fond de ma révolte contre les forts, je trouve du plus loin qu’il me souvienne l’horreur des tortures infligées aux bêtes.

J’aurais voulu que l’animal se vengeât, que le chien mordît celui qui l’assommait de coups, que le cheval saignant sous le fouet renversât son bourreau ; mais toujours la bête muette subit son sort avec la résignation des races domptées. — Quelle pitié que la bête !

Depuis la grenouille que les paysans coupent en deux, laissant se traîner au soleil la moitié supérieure, les yeux horriblement sortis, les bras tremblants, cherchant à s’enfouir sous la terre, jusqu’à l’oie dont on cloue les pattes, jusqu’au cheval qu’on fait épuiser par les sangsues ou fouiller par les cornes des taureaux, la bête subit, lamentable, le supplice infligé par l’homme.

louise

Des cruautés que l’on voit dans les campagnes commettre sur les animaux, de l’aspect horrible de leur condition, date avec ma pitié pour eux la compréhension des crimes de la force.

C’est ainsi que ceux qui tiennent les peuples agissent envers eux ! Cette réflexion ne pouvait manquer de me venir. Pardonnez-moi, mes chers amis des provinces, si je m’appesantis sur les souffrances endurées chez vous par les animaux.

Dans le rude labeur qui vous courbe sur la terre marâtre, vous souffrez tant vous-mêmes que le dédain arrive pour toutes les souffrances.

Cela finira-t-il jamais ?

Les paysans ont la triste coutume de donner de petits animaux pour jouets à leurs enfants. On voit sur le seuil des portes, au printemps, au milieu des foins ou des blés coupés en été, de pauvres petits oiseaux ouvrant le bec à des mioches de deux ou trois ans qui y fourrent innocemment de la terre ; ils suspendent l’oiselet par une patte pour le faire voler, regardent s’agiter ses petites ailes sans plumes.

D’autres fois ce sont de jeunes chiens, de jeunes chats que l’enfant traîne comme des voitures, sur les cailloux ou dans les ruisseaux. Quand la bête mord le père l’écrase sous son sabot.

Tout cela se fait sans y songer ; le labeur écrase les parents, le sort les tient comme l’enfant tient la bête. Les êtres, d’un bout à l’autre du globe (des globes peut-être !), gémissent dans l’engrenage : partout le fort étrangle le faible. Étant enfant, je fis bien des sauvetages d’animaux ; ils étaient nombreux à la maison, peu importait d’ajouter à la ménagerie. Les nids d’alouette ou de linotte me vinrent d’abord par échanges, puis les enfants comprirent que j’élevais ces petites bêtes ; cela les amusa eux-mêmes, et on me les donnait de bonne volonté. Les enfants sont bien moins cruels qu’on ne pense ; on ne se donne pas la peine de leur faire comprendre, voilà tout. […]

On m’a souvent accusée de plus de sollicitude pour les bêtes que pour les gens : pourquoi s’attendrir sur les brutes quand les êtres raisonnables sont si malheureux ?

C’est que tout va ensemble, depuis l’oiseau dont on écrase la couvée jusqu’aux nids humains décimés par la guerre. La bête crève de faim dans son trou, l’homme en meurt au loin des bornes.

Et le cœur de la bête est comme le cœur humain, son cerveau est comme le cerveau humain, susceptible de sentir et de comprendre. On a beau marcher dessus, la chaleur et l’étincelle s’y réveillent toujours. »

 

ROSA Affiche

En 2006, Anouk Grinberg crée au théâtre « Rosa la vie », autour de la correspondance de mademoiselle Luxemburg. Laissons à cette immense actrice le soin de nous présenter Rosa la rouge, la sanguinaire, comme l’avaient surnommée les protonazis :

  • « Rosa Luxemburg fut une des figures lumineuses du mouvement socialiste au début du XXe siècle, une des seules à s’être opposée à la Première Guerre mondiale. Pour cela, elle passa presque toute la guerre dans les prisons d’Allemagne. Pendant ces années, elle écrivait quantité de lettres à ses amis ; il y est peu question de politique, ce sont surtout des incitations à vivre, à rester bon “malgré tout et le reste”, à demeurer humain. C’était une amie comme on rêverait d’avoir, tendre, solaire, vaillante, ouverte, et si gaie malgré le cachot ; à se demander qui, d’elle ou des autres, était le plus emprisonné. Moi, je n’ai jamais rien lu qui rende aussi heureux. »

Un peu avant Noël 1917, Rosa écrit ceci à Sonia Liebknecht, la femme de Karl, qui sera aussi assassiné par les corps francs…

Si vous voulez écouter la si sensible comédienne lire cette lettre de l'immense Rosa :

 

« Ah Sonitchka, j’ai éprouvé ici une douleur affreuse. Souvent, dans la cour où je fais la promenade, arrivent des véhicules de l’armée, chargés de sacs, ou de vieilles vestes d’uniforme et de chemises de soldats, souvent tachées de sang… elles sont déchargées ici, on les répartit dans les cellules, on les raccommode, puis on les charge de nouveau pour les livrer à l’armée. Il y a quelques jours donc, est arrivé un de ces attelages, tiré non par des chevaux mais par des buffles. C’était la première fois que je voyais ces animaux de près. Ils sont puissants et d’une carrure plus large que nos bœufs, ils ont le crâne aplati et des cornes recourbées et basses, leurs têtes ressemblent plus aux moutons de chez nous, sauf qu’ils sont tout noirs, avec de grands yeux noirs très doux. Ils viennent de Roumanie, et sont des trophées de guerre… Les soldats qui conduisaient l’attelage racontent qu’il a été très difficile de capturer ces bêtes qui vivaient à l’état sauvage, et plus dur encore de s’en servir pour tirer des fardeaux, elles qui ne connaissaient que la liberté. On les a affreusement battues, jusqu’à ce qu’elles admettent qu’elles avaient perdu la guerre, et que l’expression : Vae victis valait aussi pour elles. Il y aurait en ce moment une centaine de ces bêtes rien qu’à Breslau. En plus du reste, elles ne reçoivent qu’un peu de fourrage de mauvaise qualité, elles qui n’avaient l’habitude que des pâturages gras de Roumanie. On les exploite sans répit, on les fait tirer toutes sortes de charges, et à ce rythme, elles ont vite fait de mourir. – Il y a quelques jours donc, un véhicule chargé de sacs est entré dans la cour. Le chargement était si lord, et montait si haut que les buffles n’arrivaient pas à passer le seuil de la porte cochère. Le soldat qui les conduisait, un type brutal, se mit à les frapper si violemment avec le manche de son fouet que la surveillante, indignée, lui demanda s’il n’avait pas pitié pour les bêtes. “Et nous, les hommes, personne n’a pitié de nous”, répondit-il, avec un sourire mauvais, et il se remit à frapper encore plus fort… À la fin, les bêtes donnèrent un coup de collier et réussirent à franchir l’obstacle, mais l’une d’elles saignait… Sonitchka, la peau du buffle est si épaisse, si résistante que c’est devenu un proverbe, et là, elle avait éclaté. Pendant qu’on déchargeait le véhicule, les buffles demeuraient totalement immobiles, épuisés, et celui qui saignait regardait droit devant lui, avec un air d’enfant en pleurs dans son visage noir, et ses yeux noirs si doux. C’était exactement l’expression d’un enfant qu’on a puni durement, et qui ne sait pas pourquoi, ni comment échapper à la torture et la violence brutale… J’étais devant lui, l’animal me regardait, des larmes coulaient de mes yeux – c’étaient ‘ses’ larmes ; il n’est pas possible, même pour un frère chéri, d’être secoué par une douleur plus grande que celle que j’ai éprouvée là dans mon impuissance devant cette souffrance muette… Qu’ils étaient loin maintenant, inaccessibles, et perdus à jamais les beaux pâturages verts et libres de Roumanie ! Comme le soleil éclairait autrement là-bas, et comme étaient différents le vent, le chant des oiseaux ou les appels mélodieux du pâtre. Et maintenant – la ville, inconnue, atroce, l’étable suffocante, le chaume pourri, écœurant, mélangé à la paille moisie, et les hommes, inconnus, terribles – les coups, le sang qui coule de la blessure fraîche…

Oh ! mon pauvre buffle ! mon pauvre frère bien-aimé, nous sommes là tous les deux, aussi impuissants et muets l’un que l’autre, et notre douleur, notre impuissance, notre nostalgie font de nous un seul être.

Pendant ce temps, les prisonniers s’activaient autour du véhicule, déchargeant les lourds sacs et les traînant jusque dans le bâtiment ; quant au soldat, il enfonça les mains dans les poches de son pantalon, se mit à arpenter la cour à grandes enjambées, un sourire aux lèvres, en sifflotant une rengaine qui traîne les rues. Et la guerre passa devant moi dans toute sa splendeur. Écrivez vite.

Je vous serre dans mes bras Sonitchka.

Votre R.

Sonioucha ma chérie, soyez calme et sereine malgré tout.

La vie est ainsi faite, il faut la prendre comme elle est, bravement, la tête haute, et avec le sourire – envers et contre tout.

Joyeux Noël ! »

 

 

De sa postmodernité anthropocénique, l’homme qui refuse de partager la planète va aussi souffrir de la sixième disparition de masse des animaux…

 

À l’année prochaine !

 

 

 Bonus  musical, littéraire et iconographique !

 • « Assez », Claude Nougaro, 1980.

 

« Lettres de Rosa Luxemburg, Rosa la vie », textes choisis par Anouk Grinberg, traduits par Laure Bernardi, éd. France culture et les Éditions de l’Atelier, 25,50 €, Paris 2009.

Rosa-la-vie

 

disponible ici.

 

pinçon


 

Bishnoï woman allaitant un faon.

animaux

source ici.

 

Portfolio : Les Bishnoïs - FRANCK VOGEL

Les Bishnoïs : Écologistes depuis le XVe siècle en Inde, de Franck Vogel. Reportage d'une quarantaine de photographies.

http://www.franckvogel.com

 

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