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Avec accusé de déception
2 mai 2017

1937, Haute-Silésie : “Nous sommes tous aryens…”

 « Raconter, c’est résister »,

 Guimarães Rosa,

écrivain brésilien

 (1908-1967)

Ce n’est pas pour faire mon malin, mais les régimes totalitaires ne sont guère réputés pour employer ou avoir employé à leurs fins mortifères le sel de la terre.

Nous ne connaissons pas le nom de ce zélé policier aussi idiot que récemment converti au national-socialisme. Nous sommes en novembre 1937, dans la ville minière de Beuthen, en Haute-Silésie. Le brave nazillon a intercepté des tracts séditieux. Lesquels commencent par : « Nous sommes tous aryens… » Il tape alors à la machine son rapport en plusieurs exemplaires, destiné à un officier de l’armée à Breslau, qui transmet à son supérieur, l’inspecteur de l’Économie de guerre.

Avant de vous dévoiler la fin de la phrase (vous aurez noté les points de suspension), j’emprunterai à l’historien Tim Mason, qui en est l’archéologue, ce commentaire: « Il importe de réfléchir à cette vivacité d’esprit pleine de colère, à l’audace et à l’impuissance de l’auteur. [Lequel] se trompait. Les ouvriers allemands étaient plus des travailleurs que des prolétaires et pas des “prolétariens”, et cela faisait partie du problème. »

Universitaire anglais, Timothy W. Mason s’est suicidé à l’âge de 50 ans. Seulement trois de ses articles ont été traduits en français. Son œuvre demeure largement oubliée, sauf en Allemagne. Et pour cause, ses thèses portent sur les résistances ou les oppositions ouvrières au IIIe Reich.

Justement Tim Mason établit une pertinente distinction

entre résistance et opposition.

Résistance sous-entend organisation politique, en l’occurrence contre l’hitlérisme, et opposition, « résistance » latente et obsédante contre un régime oppressif.

Jan_Valtin_1950

Jan Valtin par lui-même

source : ici

À la lecture de Jan Valtin (« Sans patrie ni frontières »), nous savons par exemple que nombre de communistes allemands ont, sur ordre de Moscou, infiltré le parti nazi et notamment la Gestapo.

Par ailleurs, entre 1933 et 1939, 225 000 militants « marxistes » ont été emprisonnés pour motifs politiques. Un million d’antifascistes ont été envoyés dans des camps.

L’intérêt des travaux de Tim Mason est de souligner comment le néo-corporatisme hitlérien s’est heurté à la tradition socialiste ayant innervé la classe ouvrière allemande.

Le domaine est ardue car « la dictature a isolé la classe ouvrière de son propre avenir et de nous aujourd’hui […] Nous ne savons pas grand-chose de ce qui se passait dans la tête des travailleurs de ces années-là ». Le parti nazi a eu beau se glorifier du titre de « parti ouvrier national-socialiste », bien peu d’ouvriers – les femmes constituent un cas à part, dans la mesure où beaucoup sont devenues ouvrières sous Hitler – ont souscrit à son idéologie dégueulasse.

Un petit rappel chronologique s’impose…

Robert Ley / Bundesarchiv_Bild_183-2007-0719-500

Source : ici

 Robert Ley, docteur en chimie licencié de Bayer pour propos antisémites, rejoint le parti nazi dès 1925. Dès 1933, il est chargé de l’élimination physique des leaders syndicaux. Puis fonde le Front allemand du travail, qui regroupe (via das Gemeinschaft, l’intérêt commun) patrons et salariés. Tel un entrepreneur moderne, il tente de rallier les travailleurs par la « Force au travail » et « Beauté au travail ».

« Forte » de plus de six millions de chômeurs, en 1933, l’Allemagne de Hitler est en position de maître chanteur : ou l’ouvrier accepte tout ou il dégage. La Gestapo de Göring veille au grain.

Trois ans plus tard, le régime, portant un coup de canif au Traité de Versailles, s’engage dans la voie suicidaire du réarmement. Le pays connaît bientôt le plein-emploi.

Sans possibilité de coordination, les grèves spontanées, bien que limitées, éclosent. Insoumission au règlement intérieur, absentéisme, congés-maladie intempestifs règlent le quotidien. À la mi-1938, les travailleurs ne se privent plus de changer d’employeur, sans préavis. Fin 1938, un million d’emplois se retrouvent vacants, notamment dans l’agriculture.

« Les augmentations de salaire n’ont pas amélioré l’état d’esprit des travailleurs », se lamente un hiérarque nazi. Partout la productivité chute. De 10% entre 1935 et 1938 dans les mines de charbon, de 20% dans le bâtiment.

Limités intellectuellement par leur idéologie à trois sous, les nazis en concluent qu’ils emploient du « matériel humain inférieur, des handicapés, des antisociaux », voire des judéo-marxistes.

Le régime en vient à la conscription civile pour obliger les travailleurs à occuper les emplois vacants. Résultat : certains ne se présentent pas, leurs épouses refusent qu’ils aillent trimer sur la ligne Siegfried.

En 1938, les salaires sont bloqués pour empêcher les prolos de papillonner.

En septembre de l’année suivante, la guerre contre la Pologne étant déclarée, les salaires sont réduits et la conscription civile omniprésente. Malgré tout, dès octobre, on assiste à des taux d’absentéisme records, au refus de faire des heures supplémentaires. Cela vire au sabotage, dixit un secrétaire d’État.

Un rapport sur la Ruhr stipule : « L’éducation de la population dans son ensemble pour les tâches qui sont exigées d’elle dans une guerre totale et tous les fardeaux qu’elle implique, cette éducation n’a absolument pas été faite correctement. »

En revanche, insiste Tim Mason, « l’éducation que des millions de salariés allemands avaient acquise en tant que membres de syndicats entre 1890 et 1933 »  tenait bon. « Sans elle, une opposition des travailleurs véritablement présyndicaliste aurait peut-être été plus désespérée et plus violente, et moins circonspecte. »

En 1944, Goebbels célèbre l’absence de discrimination des bombardements britanniques et américains : « La terreur des bombes n’épargne ni les riches ni les pauvres ; les dernières barrières de classe ont dû s’écrouler devant les bureaux du travail de la guerre totale. »

Ah oui ! le flyer de 1937 disait : « Nous sommes tous aryens puisque nous sommes prolétariens. » Il émanait de « ceux qui ne voulaient absolument pas appartenir à la race allemande des seigneurs chargée de surveiller le travail des esclaves slaves ».

Et Tim Mason de conclure : « Toutefois, l’incapacité de la classe ouvrière allemande à défier massivement et ouvertement le régime nazi relevait aussi, pour une grande partie de la période, de la difficulté qu’avaient les travailleurs allemands à ressentir ce régime comme absolument intolérable. »

Qui sommes-nous pour le leur reprocher ?

Vous vivez une époque post-moderne et je n’aimerais pas être à votre place. 

 

 Bibliographie 

“L’opposition des travailleurs dans l’Allemagne nazie” a été publiée dans “History Workshop Journal”, n° 11, printemps 1981.

"Sans patrie, sans frontières" de Jan Valtin chez Actes Sud

 

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