Les jardins du paradoxe (De l’autonomie alimentaire chez les prolétaires)

1 mai 2020

Les jardins du paradoxe (De l’autonomie alimentaire chez les prolétaires)

“Je m’occupais d’un jardin et,

quand les tomates étaient mûres,

les gardiens devenaient très amicaux”

Nelson Mandela

Ce n’est pas pour faire mon malin, mais j’ai la chance d’avoir deux jardins non loin de ce qui fut la redoutable… redoute de Villejuif, laquelle, sous la Commune de Paris, entrava l’avancée des hyènes galonnées versaillaises et de leurs moutons envieux des fédérés du Paris libre. Ce coin de banlieue Sud est assez lourd : il y a une petite décennie, lors de l’enfouissement des lignes électriques, d’aucuns trouvèrent des squelettes humains. Il ne pouvait s’agir, m’est avis, que des restes des communeux mais aussi des panurges de monsieur Thiers.

Plateau de Villejuif : intérieur de la redoute du moulin Saquet /Leymonnerye, Léon (1803 - 1879), dessinateur

Paris résista au siège prussien entre septembre 1870 et mars 1871. En ces temps de coronavirus, on voit bien que nos métropoles ne sauraient plus en faire autant.

Or, le long de l’autoroute du Sud, près de cette ancienne redoute, désormais occupée par des militaro-policiers, fleurissent des jardins qui naguère furent dits ouvriers.

L’idée de potagers prolétariens naquit outre-Manche lors du blocus napoléonien. They were called allotments…

L'abbé Lemire et un jardin ouvrier à Roubaix

Au mitan des années 1890, l’abbé Lemire, du diocèse de Cambrai, député chrétien des Flandres et maire de Hazebrouck, eut l’idée de créer des jardins ouvriers, qui défendaient un certain ordre social tout éloignant les laborieux des cabarets, où prêchaient socialistes et anarchistes (lesquels prônaient pourtant l’abstinence !).

En 1904, la région parisienne ne comptait que 48 jardins ouvriers. Ils seraient 1 515 à la veille de la Première Guerre mondiale. En 1945, on en dénombrait plus de 250000. Sept ans après, ils devenaient des jardins familiaux relevant de la loi 1901.

Il faut attendre février 2007 pour que soit créé le Conseil national des jardins collectifs et familiaux, regroupant alors quelque 135 000 adhérents.
Désormais, dans l’ancienne ceinture rouge, qui rosit de plus en plus, on les nomme volontiers « jardins partagés ». Enfin, d’aucuns partagent plus les récoltes que l’entretien des potagers…

Cet itinéraire sinueux n’est peut-être pas un hasard. L’abbé Lemire fut blessé ainsi que d’autres élus lors de l’attentat anarchiste d’Auguste Vaillant, en 1893, en pleine Assemblée nationale. Or, il pétitionnerait pour que celui-ci échappât à la peine capitale. Mieux, il se prononça pour la séparation de l’Église et de l’État, en 1905, avant de rallier la gauche radicale en 1924. Il milita donc contre la peine de mort mais aussi pour la journée de travail de (seulement) onze heures, le repos hebdomadaire, la réglementation du labeur féminin et néanmoins nocturne.

Mais puisque tout n’est que dialectique, il convient d’aborder une modeste complexité. Les jardins ouvriers dissuadaient les prolos de fréquenter certains lieux subversifs tout en leur offrant une manière d’autonomie alimentaire. Justement, dans les grandes entreprises du Nord-Pas-de-Calais, on voyait d’un mauvais œil cette indépendance non marchande. Quand on était usé à 15 ans et qu’on finissait en débutant, sans lumière du jour que le dimanche, arborant un teint de cendre (Cf. le « Jaurès » de Jacques Brel), il arrivait que l’on se fâchât. Produisant leurs propres légumes, « les salauds à casquette » pouvaient tenir plusieurs semaines lors des grèves.

Heureusement, tout cela n’est que du passé. Les hommes politiques du « nouveau monde » prévoient l’avenir mieux que Cassandre, savent anticiper les catastrophes écologiques et sanitaires (annoncées depuis deux décennies par des bobos, écolos, journaleux) ; ubérisent les conquêtes sociales.

La Vie rurale de la banlieue parisienne , étude de géographie humaine. Michel Phlipponneau,...1956

Les maraîchers ont disparu, ou presque, de la banlieue Sud. On spécule, on bétonne (y compris le plateau de Saclay, comptant parmi les plus riches terres agricoles de France), on densifie dans la Petite Couronne.