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Avec accusé de déception
10 septembre 2019

États-Unis-Mexique : les passeurs de frontière… raciale (La liberté au-delà du Rio Grande)

C’est étrange de constater qu’en se contenant de franchir une ligne invisible pour entrer au Mexique,

un Nègre peut boire une bière dans n’importe quel bar…


Langston Hughes, écrivain afro-américain

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Le nom des victimes de la fusillade d'El Paso sur une feuille accrochée au mémorial érigé en leur mémoire, le 6 août 2019 au TexasMark RALSTON


Ce n’est pas pour faire mon malin, mais la tuerie de masse d’El Paso, le 3 août dernier, est triplement atroce. D’une part, 22 morts et combien de blessés ? (De janvier à août, 297 fusillades de masse ont été répertoriées aux States, faisant 348 morts et plus d’un millier de blessés !) D’autre part, le crime est ouvertement raciste : tuer le plus d’Hispaniques possible. Il est vrai que selon l’occupant de la Maison Blanche, « les Mexicains sont tous des violeurs ». Enfin, tuer des Latinos au Texas revient pour ce crétin suprémaciste nommé Patrick Crusius à gommer tout un pan de l’Histoire. L’État à l’étoile solitaire ainsi que le Nouveau-Mexique, le Colorado, l’Arizona, l’Arizona et la Californie étaient mexicains (enfin… bien que l’Empire comanche, la Comanchería, grand pourvoyeur d’esclaves apaches à destination de Cuba, lui eût coupé l’herbe des grandes prairies sous le pied). Sous la pression des « Anglos », le Texas s’est détaché du Mexique dès 1836, devenant un État voyou recelant 180 000 esclaves dans ces contrées réputées prospères pour le coton. Au terme de la guerre américano-mexicaine (1846-1848), l’ancienne Nouvelle-Espagne perd la moitié de son territoire ! Mais cette victoire signe pour les États-Unis le triomphe du Sud esclavagiste, qui étend son territoire. Comme l’a fait remarquer le général Grant, elle annoncera la « Civil War », la Guerre de sécession. Le Sud réclame aussi et déjà l’annexion de Cuba !

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Bien que n’étant pas un « genius » autoproclamé comme mister Trump, j’ai eu un professeur d’histoire étatsunienne qui nous disait : pour les Chicanos et les Mésoaméricains, le nord de la frontière n’est pas un pays étranger : ils sont chez eux. C’est aussi pourquoi traquer les migrants et séparer les familles apparaît non seulement comme odieux mais stupide. Et même antiéconomique : sans les millions de Latinos, avec ou sans papiers, les États-Unis ne fonctionneraient plus…


Pourtant comme nous le rappelle l’historien des « borderlands » Karl Jacoby, les deux Républiques ont bien une histoire commune : « Leur implication dans le commerce transatlantique d’esclaves, des guerres d’indépendance contre des puissances coloniales européennes et l’expropriation des terres indiennes. »


Menacé par la Comanchería et les Gringos, le nord du Mexique est un ventre mou. Aussi les Mexicains demandent-ils aux Indiens séminoles d’occuper la région. Or, parmi ces derniers, il est de nombreux esclaves marrons – leurs descendants inventeront le blues, soit dit en passant !

Mexicains et Yankees s’unissent aussi dans les années 1860-1870 pour anéantir les derniers rebelles apaches.


Demeurons un peu au Texas, relativement épargné par la guerre civile. Grenier à coton regorgeant d’esclaves, l’État à l’étoile solitaire envisage de créer une entité politique avec les « Tejanos », les Mexicains du cru, afin de perpétuer le travail servile. Mais cette « institution bienveillante et patriarcale » a fait son temps.

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20 août 1619 - Les premiers esclaves d'Afrique arrivent en Amérique du Nord

On n’en parle pas assez, mais 2019 signe une double commémoration. En 1619, les premiers esclaves africains débarquaient dans le port de Jamestown. Un siècle plus tôt, leurs infortunés homologues arrivaient en Nouvelle-Espagne, dépassant largement le nombre d’émigrants venus de la vieille Europe. Eh oui ! il a existé un Mexique nègre. En 1800, 10% de la population était afro-descendante et celle-ci offre l’indépendantiste José María Morelos et le président de la République Vicente Guerrero. Sans que cela ne choque personne. Néanmoins, le Mexique serait hispano-aztèque et ignorerait son passé africain.


Avant que d’être le « paradis des Nègres » marrons qui passent la frontière informelle pour rejoindre le Mexique libre, celui-ci a aussi prouvé qu’il pouvait pactiser avec le Sud raciste. N’a-t-il pas un temps encouragé l’installation des planteurs esclavagistes afin d’assurer une certaine paix au nord de son territoire ? Cependant, entre les « graisseux », les peones, et les travailleurs serviles, un modus vivendi s’opère. Malgré les efforts des Gringos pour purifier ethniquement le Texas des « Tejanos » dans les années 1840-1850, les anciennes haciendas se métissent. Les Nègres au champ de coton, les « graisseux » dédiés au bétail. Des liens se créent, les métiers se mélangent. Les planteurs se font aussi éleveurs. Ainsi naît la culture cow-boy : afro-mexicaine. Eh oui ! John Wayne était noir ou chicano !


Le Mexique abolit l’esclavage en 1829. Bientôt, il refuse aux Gringos tout extradition de marrons. Fureur des Texans. El México devient terre de refuge. Mieux, pour ces esclaves en fuite parlant souvent l’espagnol, il permet de se refonder une identité. Si l’on est plutôt blanc de peau – esclavage rimant avec viol des femmes noires par les planteurs ou leurs contremaîtres –, on peut devenir mexicain, entrer dans un bar sans s’en faire chasser, devenir un homme pauvre, certes, mais libre. Les Chicanos sont dans la hiérarchie racialiste des Étatsuniens hors champ.

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Avec l’abolition de l’esclavage, par Lincoln, en 1865, et ses quatre millions d’esclaves affranchis, bientôt sous la protection des armées nordistes, en partie composée de régiments noirs, le « passing » s’accélère. Les historiens estiment que, par an, 12000 affranchis ont… franchi le RÍo Grande pour se faire mexicains ! Il faut dire que sur la terre de Juárez, bientôt libéré du joug français, les violences raciales sont moindres : pas de lynchage, pas d’humiliation publique, de jimcrowism.


Néanmoins, le fait de s’inventer mexicain n’est pas sans contrepartie. Il faut souvent se couper de sa famille. Et si on la revoit au Texas ou ailleurs, faire attention à ne pas être reconnu par des voisins qui vous identifierait à un fils d’esclave et vous promettrait la pendaison sous un « poplar tree ». Strange fruits…

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1890 Santa Fe

Dans les années 1880-1890, l’arrivée du chemin de fer, dans le cadre de la coopération des États-Unis du Gilden Age et du Porfiriato (époque qui tire son nom du dictateur Porfirio Díaz, qui régnera de 1876 à 1911), accélère encore la dislocation du Deep South. Le bois d’ébène fuit vers New York et Chicago, voire la Californie, qui pratique peu la ségrégation raciale… et le Mexique. D’où le nombre de blues consacrés à la thématique du train… second libérateur. 

Par ailleurs, un certain nombre de leaders de la communauté noire ne voit pas le « passing » d’un très bon œil. Ce sont des « tricksters », des truqueurs peu solidaires envers les leurs. Et la communauté est divisée : certains optent pour le « retour » en Afrique (au Liberia), d’autres pour l’émigration au Mexique et, enfin, pour la lutte en faveur des droits civiques dans leur pays d’origine, les Etats-Unis.


Cependant, au Texas, la communauté n’est pas complètement à la ramasse. En 1886, par exemple, le fils d’esclave Norris Wright Cuney est à la tête du Parti républicain local – au grand dam des Lily Whites, « Exclusivement Blancs », eux aussi républicains. Il faut se rappeler que les abolitionnistes étaient à l’époque républicains, comme Lincoln, et les esclavagistes, démocrates. Puis les droits civiques, les mariages mixtes… vont rencontrer certaines barrières juridiques et néanmoins inique. (En passant, rappelons que les actes d’état-civil n’existaient guère et que le passeport ne deviendra obligatoire aux Etats-Unis qu’en 1914… ce qui facilite le passing. Nous sommes bien loin d’aujourd’hui où, à défaut de mur infranchissable trumpien, des hydroglisseurs patrouillent sur le Rio Grande.)

En 1912, écrit Karl Jacoby, « les États-Unis représentent 50% des importations du Mexique qui, de son côté, leur consacrent 75% de ses exportations ». Les premiers apportent leur technologie et leurs capitaux, les seconds sont vus comme une source inépuisable de matières premières. Les révolutions au sud du Río Grande vont ralentir les échanges, qui vont repartir, découverte du pétrole mexicain oblige.


À la fin du XIXe siècle, très fermée sur elle-même, la communauté étatsunienne de Mexico, qui compte quelques milliers d’âmes, réclame des autorités de la quatrième plus grande métropole d’Amérique du Nord qu’elles appliquent la ségrégation raciale en vigueur dans le Sud. Réponse orgueilleuse des Mexicains : ¡ No !

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« Historien aux aguets », Karl Jacoby est parvenu à retracer la vie de William Ellis alias Guillermo Eliseo. Né esclave, William, dont la mère a été violée par un contremaître, a le teint pâle. Il apprend l’espagnol, devient commerçant, s’invente une ascendante hispano-mexicano-cubano-hawaïenne. Il vient en aide à ses frères de couleur en essayant de fonder une colonie au Mexique. Ruiné, il se refait une santé, a pignon sur rue à Wall Street, fréquente les salons du dictateur Porfirio Díaz, se marie avec une femme très blanche pour que ses enfants n’aient pas « un pied dans la cuisine ». Cependant, sa propre réussite le met sous les feux de la rampe. Sa vraie identité est même percée à jour par la presse afro.


C’est lui qui établit les premières relations politico-commerciales avec l’empereur d’Abyssinie, Ménélik II. Son neveu Estarñez l’accompagne dans ce périple entaché par la mort du représentant officiel de Washington.


Désargenté mais combatif, en surpoids pour faire vraiment millionnaire latino, William-Guillermo s’éteint en 1923 à l’âge de 59 ans.
Sa famille se fissure : une partie au Mexique, l’autre en Californie. Sa fille Victoria Ellis deviendra la Ginger Rogers du cinéma chicano. Remarquable danseuse, actrice accomplie, elle niera toute sa vie que du sang africain coule dans ses veines.
Californien, Estarñez n’a jamais voulu recevoir un « Nègre » dans sa maison.


Oui, le « passing » a un coût humain. Heureusement, de nos jours, tout racisme a disparu de notre planète…

 

Bonus :


• À lire, de Karl Jacoby, « l’Esclave qui devint millionnaires, les vies extraordinaires de William Ellis », Anacharsis, 2016, 23 €.

 

Éditions Anacharsis | L'esclave qui devint millionnaire

William Henry Ellis, né esclave au Texas en 1864, devint millionnaire à Manhattan et mourut dans le dénuement à Mexico en 1923. Imposteur de génie, self-made man et défenseur discret de la cause des Noirs, passé maître dans l'art de franchir les frontières raciales, sociales ou nationales, il ne laissa derrière lui que de maigres traces - et quantité d'énigmes.

http://www.editions-anacharsis.com

 

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