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Avec accusé de déception
15 février 2019

Le trop long hiver de l’épicière (Les “Rosbifs”, un peuple de veaux ? Part one)

Miserable England, 

I prophesy the fearful’st time to thee,

that ever wretched age hath looked upon*”

“Richard III”, William S.

 

 Ce n’est pas pour faire mon malin, mais le cynisme s’apparente à la connerie en cela qu’il est une décontraction de l’intelligence. Mais une décontraction éclairante. Nous ne remercierons jamais assez le milliardaire Warren Buffet d’avoir déclaré, sur CNN, en 2005 :

« Il y a une guerre des classes, c’est un fait. Mais c’est ma classe, la classe des riches, qui mène cette guerre et qui est en train de la gagner. »

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Depuis plus de quarante ans, l’école de Chicago, qui a « sponsorisé » notamment le coup d’État au Chili de Pinochet, le 11 septembre… 1973, entretient sa guerre contre les pauvres.

Pour récompenser ce haut fait d’armes, Milton Friedman a reçu le prix Nobel d’économie en 1976. Depuis, bien des peuples vivent sous la botte du totalitarisme libéral.

Et le Brexit (avec no-deal ?), annoncé pour le 29 mars, semble en être un lamentable avatar. Le « there is no society » de Margaret Thatcher l’épicière l’a emporté. « L’État n’est pas la solution mais le problème. » « There is no alternative. »

Fini, « l’homme malade de l’Europe », place à la Dame de fer !

Dans « l’Hiver du mécontentement » (prix Interallié), l’excellent Thomas B. Reverdy écrit : « Au congrès du parti conservateur, en octobre [1978], n’a-t-on pas entendu ces mots retrouvés dans le “Mirror” : “S’en prendre à la distinction, au mérite, c’est clouer au sol les agiles, les audacieux et les vigoureux, comme le fut Gulliver aux mains des Lilliputiens”. » Déjà « les premiers de cordée » contre « ceux qui ne sont rien ».

Loin d’être fan de l’Europe telle qu’elle existe, je suis triste du départ annoncé et catastrophique du Royaume-Uni. (L’Union européenne ressemble à l’industrie nuclaire, qui sait fabriquer des centrales mais ignore comment les démanteler…)

Il y a quelques semaines, sur Arte, j’entendais un vieux journaliste belge naturalisé britannique tenir, en substance, ces propos : je n’étais pas pour le Brexit. Mais le peuple est souverain et le plombier polonais, son antéchrist.  Dont acte. Ce sera le triomphe de la City. Les plus pauvres qui ont voté pour en seront les premières victimes – d’autant que le décritotage des lois sociales européennes va favoriser le néothatchérisme. Du système scolaire à celui de la santé, rien ne fonctionne. Un quart de la population vit sous le seuil de pauvreté. Mais les Anglais sont des veaux, ils ne réagiront pas…

En cela, ce brillant publiciste se révélait un peu marxiste. Le grand Karl, qui vécut plus de trente ans dans cette Angleterre alors l’usine du monde, se lamentait également de la passivité du prolétariat britannique. Mais il faut être juste : à coups de matchs de foot, de boxe, de gin, de bière, de conquêtes du monde, de cet Empire où le soleil ne se couche jamais, de fusion du Labour et du syndicalisme institutionnalisé, l’alliance aristocratie-bourgeoisie a joué finement.

Le grand Charles a pourtant étudié saint Thomas More, inventeur de l’utopie, de la terre de nulle part. Que le socialiste Robert Owen a essayé de réaliser dans « ses » coopératives, avant que le designer marxiste William Morris ne délivre son chef-d’œuvre : « News from Nowhere ». Et doit-on évoquer George Orwell, « contre-utopiste » ? La Grande-Bretagne a toujours eu de puissants penseurs contestataires.

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Alors tant pis si le Brexit a été manipulé à coups d’astroturfing, notamment pratiqué par Cambridge Analytica, et servi, si l’on en croit Fabrice Epelboin, professeur à Sciences Po, d’« avant-vente » pour un Donald Trump qui ne pensait pas qu’on pût influencer numériquement les électeurs. Et tant pis si 5% des électeurs contaminés par les infox peuvent faire basculer la balance. Le Brexit n’est passé, le 23 juin 2016, qu’à 51,9% des voix. Vous me direz que Maggie n’a jamais atteint un tel score puisqu’elle a pu gouverner pendant onze interminables années avec à peine un tiers des inscrits.

Quelle tristesse de voir la prétendue Perfide Albion « choisir le grand large », pour reprendre une expression churchillienne. Car son destin est indissociable du nôtre.

Né à Lyon, l’empereur Claude a conquis la (Grande-) Bretagne, Guillaume a fait après 1066 de cette même Britannia une terre partiellement anglo-normande. Richard cœur de lion parlait mieux occitan qu’anglais (et il n’a jamais été contemporain de Robin Hood). Bien sûr, il y a « Jeanne la bonne Lorraine qu’Anglois brûlèrent à Rouen » et Fachoda. Mais en juin 1940, la France a failli fusionner avec le Royaume-Uni de Churchill, et nous avons été biberonnés aux Beatles, aux Stones et autre Clash… Groupe qui, en décembre 1984, a donné deux concerts à la Brixton Academy de Londres en faveur des mineurs en grève. Lesquels ont tenu du 6 mars 1985 au 3 mars 1985 avant de succomber sous les coups de matraque de la police montée, les ravages de la misère et du désespoir. Un peuple de veaux ?

 

Faut-il rappeler ici ce qu’est le spectre du Brexit ? Que feront des entreprises comme Airbus (14000 salariés en Grande-Bretagne), Ford (qui s’apprête à perdre 707 millions d’euros rien qu’en 2019), la BBC, qui a une licence en Belgique pour diffuser outre-mer ses programmes ? Et les couples mixtes, les 200 000 Britanniques résidant en France (et dépendant des accords entre notre Sécu et le Healthcare System), les dizaines de milliers d’expatriés français à Londres, les étudiants d’Erasmus, l’industrie de la pêche à Boulogne-sur-Mer (55% des poissons viennent d’Angleterre), qui emploie 35000 personnes ? Et la bientôt infranchissable frontière irlandaise ? (Il faudra sans doute déverser des milliards d’euros sur l’agriculture de l’Eire pour compenser les pertes avec l’Angleterre étrangère.) Le tout sous l’ère de la dévaluation prévisible de la livre strerling. And so on and so forth…

Voilà pourquoi plus d’un demi-million de personnes ont manifesté dans les rues de Londres le 28 octobre dernier !

source : https://london.frenchmorning.com/2018/10/15/nouvelle-grande-marche-dans-londres-pour-demander-un-second-referendum-sur-le-brexit/

Faisons quand même une spéciale dédicace à Nigel Farage, du Ukip, qui, après avoir précipité le pays des falaises de Douvres, s’est évaporé dans l’animation d’ondes radiophoniques. Roule (par terre) Britannia…

Chafouins d’avoir été sociaux-libéraux pendant des décennies, les requinquiés travaillistes de Jeremy Corbyn demeurent tout de même ambigus quant au Brexit. Les cinéastes de gauche sont plus francs du collier, qui défendent les « veaux ». Les films qui nous déchirent le cœur comme « Full Mounty », « les Virtuoses », « Billy Elliot » et toutes les œuvres magistrales d’un certain Ken Loach nous rappellent qu’il n’y a pas que « le Discours d’un roi » dans la vie. Le peuple de veaux a souvent donné des coups de corne. Il y eut, par exemple, une féroce résistance à la Révolution industrielle. Aucun homme libre même chassé des campagnes après la loi d’enclosure (1760) ne voulait travailler en usine. Fils de la laine, du commerce d’Inde en Inde et du trafic négrier, le boueux capitalisme industriel a dû avoir recours aux femmes et aux enfants. Remarquez qu’Oliver Twist n’a même pas eu la « chance » de connaître l’enfer machinique… Et il ne faudrait pas oublier le mouvement luddite (1811-1812), qui détruisait les machines, productrices de chômage, et ce, sans être opposé à l’idée de Progrès pour autant.

FrameBreaking-1812

L’histoire de l’Angleterre est loin d’être une longue Tamise tranquille. Nos amis d’outre-Manche nous ont souvent précédés. La Magna Carta arrachée à Jean sans Terre en 1215 préfigure le Bill of rights de février 1689, qui scelle la naissance de la démocratie moderne et inspirera la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen  : un siècle avant la prise de la Bastille ! Dès 1649, rétive à acquitter l’impôt destiné à mater l’Écosse et de l’Irlande, l’aristocratie fait décapiter son roi, Charles Ier. La République, baptisée Commonwealth, est proclamée en 1653. Son Lord protecteur, Oliver Cromwell (puritain qui a, par exemple, interdit le théâtre sur la terre de Shakespeare), mène son Thermidor en luttant contre les Nivelleurs (Levellers), puis les Bêcheurs (Diggers), proto-sans-culottes mais chrétiens. Et si la monarchie est restaurée en 1660 (après que Jacques II s’est réfugié à Versailles, chez Louis XIV), elle est désormais sous contrôle du Parlement. L’Habeas Corpus, voté en 1679, limite la détention provision arbitraire. Dès 1771, la liberté de la presse est instituée !

Ce qui n’améliore guère le sort des prolos. Quand ils n’ont pas fertilisé les champs de coquelicots de la Somme, en 1916, ils relèvent la tête et font la grève générale dix ans plus tard. Bientôt le chômage de masse contraint des milliers de sans-emploi à errer chaque jour d’un foyer d’accueil à l’autre en accomplissant des miles pour ne pas dormir dans la rue. Et quand on a perdu une quibole au Hamel, dans cette Somme ensanglantée, de tels marathons ne sont pas évidents. Sans parler des semi-camps de travail en Écosse, par exemple, où l’on coupe du bois ou accomplit un labeur aussi inutile qu’abrutissant. (L’oisiveté est la mère de tous les vices, sauf chez les bien-nés de « Downton Abbey ».)

Et puis, quand on est vagabond, il y a les coups de matraque des braves bobbies formés à la rude école de l’ancien ministre de l’Intérieur Winston Churchill, par ailleurs ennemi personnel de Gandhi, ce « fakir rebelle ». Car l’Empire est sacré. Le Vieux Lion était clairvoyant : à moitié américain, il savait que l’insularité anglaise serait sauvée par l’Empire durant la Deuxième Guerre mondiale.

Justement à son issue, les tommies ne sont guère décidés à rentrer joyeux dans leurs slums. D’autant que la Grande-Bretagne a été le pays le plus communisé du monde. Tout pour l’effort de guerre, à chacun selon ses moyens. Mais les veaux sont revenus de l’abattoir.

Aussi quand, lors des élections de 1945, sir Winston proclame que rien n’est au-dessus de la sacro-sainte propriété, ceux qui n’ont connu que le sang et les larmes l’expulsent du 10 Downing Street. C’est l’esprit de 45, c’est aussi le titre d’un film documentaire de Ken Loach (dont il sera question dans notre prochain post).

S’épanouit alors l’été « socialiste », qui ne sait pas encore ce que lui réserve l’hiver de l’épicière…

* “À toi, malheureuse Angleterre, je prédis les temps les plus terrifiants qu’aucune époque, si misérable soit-elle, ait jamais contemplés".

 

Bonus :

 

L'Hiver du mécontentement de Thomas B. Reverdy - Editions Flammarion

L'Hiver du mécontentement : présentation du livre de Thomas B. Reverdy publié aux Editions Flammarion. L'Hiver du mécontentement, c'est ainsi que le journal le Sun qualifia l'hiver 1978-1979, où des grèves monstrueuses paralysèrent des mois durant la Grande-Bretagne.

https://editions.flammarion.com

 



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