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Avec accusé de déception
31 juillet 2018

“Sans savoir pour qui battait leur cœur*”

La philosophie est comme la musique, qui existe si peu, dont on se passe si facilement :

sans elle il manquerait quelque chose, bien qu'on ne puisse dire quoi. […]

On peut, après tout, vivre sans le je-ne-sais-quoi, comme on peut vivre sans philosophie,

sans musique, sans joie et sans amour. Mais pas si bien.

Vladimir Jankélévitch

 

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Ce n’est pas pour faire mon malin, mais le service public, y compris télévisuel, n’est pas toujours une honte, n’en déplaise à Emmanuel Jupiter. Au Concert de Paris du 14 juillet dernier, France 2 nous a gratifiés d’un « Mon cœur s’ouvre à ta voix » (de « Samson et Dalila » de Camille Saint-Saëns), interprété par la violoniste Fiona Monbet, le pianiste Dimitri Naïditch, et la soprano Patricia Petibon. Le tout en version jazz et en hommage à Didier Lockwood, mari de Patricia, décédé d’un malaise cardiaque en février de cette bien triste année, à 62 ans seulement. Six minutes d’émotion pure ! Que de là-haut ce violoniste de génie a su apprécier. Et quelle chance d’être aimé par une telle femme !

Didier Lockwood, c’était l’ambassadeur du jazz français que même les Américains nous enviaient. N’est pas adoubé par Stéphane Grappelli qui veut ! N’improvise pas avec Dave Brubeck, Michel Petrucciani ou Miles Davis le premier violoneux venu. Jazz-fusion, rock progressif (il fut un compagnon d’archet de Magma), jazz manouche, musique classique, il était l’éclectisme même, « un musicien sans aucune barrière », dixit l’accordéoniste Richard Galliano.

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Yvette Horner, disparue le 11 juin, était non seulement une instrumentiste hors pair mais aussi une fulgurance qui ne se laissait pas compartimenter dans un style. Ex-reine du musette et du Tour de France, notre Tarbaise avait accompagné des divas et Boy George, enregistré avec Charlie McCoy et du Beethoven au piano. Entre Maurice Béjart, qui lui fit incarner une fée dans « Casse-Noisette », et Quincy Jones qui la dirigea interprétant du David Bowie, on connaît itinéraire plus monotone, n’en déplaise à Antoine, qui lui conseillait de jouer de la clarinette, et à qui nous conseillerions d’honorer ses factures pacifico-maritimes.

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Si les médias de masse ont salué décemment la mémoire de ces deux touche-à-tout aux doigts d’or, ils ont plus maltraité François Corbier, « chanteur et animateur du “Club Dorothée” ». C’est vrai que le petit écran porte bien son nom, qui réduit les carrières et diminue les hommes. Disparu le 1er juillet, il n’était pas qu’un pitre au côté des Musclés. Première partie de Brassens, Corbier, dont chaque tour de chant était salué par « le Canard enchaîné », avait usé sa six-cordes dans les usines en grève en mai-juin 68 avec des comparses qui avaient noms Georges Moustaki ou Maxime Le Forestier. Grand ami de Cabu, Corbier avait connu de terribles revers de fortune après son éclipse télévisuelle. « Je deviens ce que les médias ont fait de moi, c’est-à-dire rien », avait-il déclaré au micro qu’une station de radio elle-même en déclin. Et puis un type qui intitule son autobiographie « Vous étiez dans Dorothée ? Non à côté » ne peut être tout à fait mauvais… Je suis sûr qu’il partage un bon repas végétarien avec Jean Cabut en gratouillant du Trenet.

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Mort le 22 juin, Geoffrey Oryema n’a pas eu non plus la couverture médiatique qu’il méritait. Emporté par le crabe à 65 ans, cet Ougando-Breton (il habitait Ploemeur) demeurera pour une large partie du public le chanteur du générique du « Cercle de minuit » ou le co-auteur de la mélodie d’“Un Indien dans la ville ». Geoffrey, dont le père, ministre, avait été assassiné par Amin Dada, en 1977, était lui aussi un éclectique, refusant d’abandonner son jazz-pop aux seuls rythmes du continent noir. Celui qu’on surnommait le Leonard Cohen africain et qui fut repéré par Peter Gabriel, apôtre de la world music, aimait autant les Beatles que Brecht, Miles Davis que Fela, le théâtre de l’absurde que le lukema (piano à pouces). Que le granit breton lui soit léger !

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Gérard Jouannest jouait, lui, du piano avec tous ses doigts. Monsieur Gréco nous a quittés le 16 mai. Il est parti, à 85 ans sur la pointe des touches noires. Fils d’ouvrier mais petit-fils de facteur de piano, il tombe sur le clavier dès sa plus tendre enfance. Orphelin de père, il lui faut faire bouillir la marmite familiale. Abandonné l’espoir d’enseigner au conservatoire, place au music-hall et rencontre en 1958 avec un débutant surnommé par Brassens « l’Abbé Brel ». Ayant rasé sa petite moustache et mis en veille ses trois accords de guitare, notre Belge s’en remet au Vanvéen qui lui composera, attention les yeux et les oreilles ! « Ne me quitte pas », « J’arrive », « la Chanson des vieux amants », « Madeleine », « Bruxelles », « les Vieux », « Ces gens-là », « Mathilde », « la Chanson de Jacky »… Retiré des planches, Brel lui présente un « mec de scène », une femme qui en a (le grand Jacques était un poil mysogine…) : Juliette Gréco. Ils seront mari et femme pendant quarante-huit ans.

Pour avoir vu Jujube en photo lors des obsèques de son Gérard, je préfère me rappeler d’elle cette anecdote. Jouannest était au piano et le couple sur la scène d’un théâtre chilien dont les premiers rangs étaient pourris par la présence des généraux de Pinochet venus s’encanailler auprès de la muse de Saint-Germain-des-Prés. Et notre Juliette de leur dégainer « le Temps des cerises », « la Semaine sanglante », « la Butte rouge »… en un silence aussi glacial que les nuits dans le camp de concentration de Chacabuco.

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Bah ! les chansons de la Commune, Marc Ogeret les connaissait sur le bout des cordes vocales. Dans un silence médiatique assourdissant, cet interprète d’Aragon, de Seghers, Bruant, Ferré ou Genet s’est tu le 6 juin, à l’âge de 86 ans. Membre actif du Syndicat français des artistes-interprètes, il était l’emblème du chanteur rive gauche et un passeur du patrimoine français, dans ce qu’il a parfois de plus désuet… Quoi qu’il en soit, son interprétation du « Condamné à mort » de Genet sur une musique d’Hélène Martin avait eu l’effet d’un électrochoc dans la France post-68. Aussi a-t-il peut-être été amer quand la presse, en 2010, a salué l’audace d’Étienne Daho d’interpréter, avec Jeanne Moreau, ce même « Condamné ». La presse est parfois oublieuse. La compagne de Marc Ogeret, Anita (Anita… comme l’amazone de Garibaldi…), a tenu à préciser qu’il a été inhumé avec « un œillet rouge » car la Commune n’est pas tout à fait morte…

Marc Ogeret était-il au courant du braquage historique perpétré par « la Casa de papel », série de la télévision publique espagnole diffusée mondialement par Netflix ? Désormais, pour des millions de Terriens, « Bella Ciao » est la bande originale qui accompagne les exploits de braqueurs madrilènes. Jeté aux oubliettes de l’Histoire l’hymne de la résistance communiste italienne. Reléguée à l’archéologie la première version, qui ne parlait pas de partisans, mais d’ouvrières agricoles, les « mondine », travaillant dans les rizières sous la férule de chefs armés de bâton.

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Après tout, l’histoire des chansons regorge de malentendus et de détournements. « Le Temps des cerises » a été écrit quatre ans avant la Commune par Jean-Baptiste Clément. Et je fais partie de cette génération qui a été surpris d’entendre « Suzanne » chantée en anglais par un certain Leonard Cohen. Que non pas ! c’est une chanson de Graeme Allright ! Comme « Jolie bouteille », « Petites boîtes », « le Trimardeur »… À l’époque, au temps jadis des feux de camp annonciateurs de bains de minuit, on chantait en s’accompagnant d’une guitare les traductions que ce Néozélandais avait faites de Cohen, Guthrie, Dylan… Pas de yaourt, on passait du français à l’anglais et Graeme était notre truchement. Apiculteur, ouvrier, prof, hippie à Auroville (Tamil Nadu, Inde), bon Samaritain en Éthiopie, clochard à Bombay, patient bipolaire à la clinique de La Borde (celle de Félix Guattari), Graeme a aujourd’hui 91 ans. Eh oui ! il est toujours vivant. Jacques Vassal lui consacre une bio au titre un peu trompeur : «  » (le Cherche Midi, 21 €).

« On a fêté nos retrouvailles. Ça me fait de la peine mais il faut que je m’en aille… »

Enfin, pas tout à fait…

En 2001, Didier Lockwood avait fondé le Centre des musiques, à Dammarie-les-Lys, en Seine-et-Marne, une école dédiée à l’improvisation, « la première des lois de l’évolution. Il faut s’adapter, pouvoir rapidement évaluer les choses ». Étreinte de chagrin, Patricia Petibon nous a fait don, sur les ondes d’une radio nationale, de cette phrase de son mari : « Le sourire de l’éternité est dans la transmission. »

 

* Vers extraits de « l’Âme des poètes » de Charles Trenet, enregristrée en 1951.

Bonus musical, faites tourner vos platines !

  • Didier Lockwood  

 

 

 

  • Yvette Horner

 

 

 

  • Jacques Brel

 

 

  • Marc Ogeret

  • Graeme Allright

 

 

Bella Ciao

 

 







 


 

 

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Commentaires
C
Jolie revue de notre jeunesse !
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