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Avec accusé de déception
18 octobre 2017

“Un cataclysme sonore”

 « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde.

Le mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas.

Mais sa tâche est peut-être plus grande.

Elle consiste à empêcher que le monde se défasse. »

Albert Camus, extrait du discours de « déception » du prix Nobel de littérature,

10 décembre 1957.

Tocando violão 

(c)Bruno Bachmann

Livre qui est en plus des Mémoires de Darius Milhaud ("Ma Vie heureuse")

nous a aidés à composer cette série de 5 posts

Ce n’est pas pour faire mon malin mais 2017 est aussi l’année du centenaire de la mort de Scott Joplin, le roi du ragtime, ancêtre du jazz avec le blues et le gospel. Le compositeur du « Mapple Leaf Rag » est étrangement né au Texas et non à La Nouvelle-Orléans… Étrangement car le jazz est un enfant de la « classe créole » blanche ou de couleur de la capitale louisianaise. Si proche de Cuba et d’Haïti.

scott-joplin

Et il est étonnant que Darius Milhaud n’ait pas décelé clairement quelques affinités africanisantes entre les pianistes Ernesto Nazareth et Scott Joplin, lui qui connaissait l’axe musical allant de La Nouvelle-Orléans à Rio de Janeiro en passant par La Havane et Salvador de Bahia.

De toute façon, ce n’est pas dans le Nouveau Monde que Darius Milhaud a découvert le jazz mais dans la capitale britannique, en juillet 1920, quand il présente son « Bœuf sur le toit » au Coliseum : « C’est pendant ce séjour à Londres que je m’intéressai pour la première fois au jazz. L’orchestre Billy Arnold, tout fraîchement arrivé de New York, jouait dans un dancing des environs de Londres, à Hammersmith, où l’on avait institué l’usage des taxi-boys et taxi-girls. »

Darius et Jean 

Darius Milhaud et Jean Cocteau

Son compère Cocteau l’avait découvert plus tôt : « Dans son “Coq et l’Arlequin”, Cocteau avait qualifié le jazz qui accompagnait le numéro de Gaby Deslys et Harry Pilcer, au Casino de Paris en 1918 de “cataclysme sonore”. »

Notre Aixois écrit :

  • « L’apparition du saxophone, broyeur de rêves, de la trompette, tour à tour dramatique ou langoureuse, de la clarinette souvent employée dans l’aigu, du trombone lyrique frôlant de la coulisse le quart de ton dans le crescendo du son et de la note, ce qui intensifiait le sentiment ; et le piano reliait, retenait cet ensemble si disparate, à la ponctuation subtile et complexe de la batterie, espèce de battement intérieur, de pulsation indispensable à la vie rythmique de la musique. L’emploi constant de la syncope dans la mélodie était d’une liberté contrapuntique telle qu’elle faisait croire à une improvisation désordonnée, alors qu’il s’agissait d’une mise au point remarquable nécessitant des répétitions quotidiennes.  »

En 1922, Darius Milhaud repart pour les Etats-Unis, cette fois, sans Paul Claudel.

D’emblée le jeune compositeur français qui a suscité le scandale avec sa « Suite symphonique » – « L’indifférence du public est déprimante : l’enthousiasme ou la protestation véhémente prouve que votre œuvre agit » – surprend les journalistes nord-américains en déclarant son amour de la musique nègre : « Le jazz pèse sur les destinées de la musique en Europe. […]

burleighatpiano

Harry T. Burleigh au piano (source : ici)

» Bien entendu, mes opinions m’attirèrent les sympathies des mélomanes noirs qui vinrent nombreux à mes concerts. Le président du Syndicat nègre [sic] m’écrivit une lettre touchante pour me remercier ; je l’invitai aussitôt à déjeuner sans me douter des complications que cela soulèverait : aucun restaurant ne nous accepta. […] Je reçus la visite de Burleigh, le célèbre harmonisateur des negro spirituals qui me joua des airs de folklore noir et des cantiques qui m’intéressèrent vivement car je voulais profiter de mon séjour pour bien me documenter sur la musique nègre. »

Amie de Cocteau et passion de Desnos, la chanteuse Yvonne George lui fait découvrir la pure tradition du jazz de La Nouvelle-Orléans, lui présente Marcel Duchamp entre deux récitals à Broadway.

Rare Blanc à s’aventurer à Harlem, Darius Milhaud écrit ceci du jazz : « Cette musique authentique prenait sa racine dans les éléments les plus obscurs de l’âme noire, les vestiges africains, sans doute. Je ne pouvais plus m’en détacher tant elle me bouleversait. Dès lors, je fréquentai d’autres théâtres noirs et d’autres dancings. Je profitais des moindres occasions pour aller à Harlem.

» En rentrant en France, je jouai inlassablement sur un petit phonographe qui avait la forme d’un kodak des disques de la marque Black Swan que j’avais achetés dans une petite boutique à Harlem ; plus que jamais, je pensais à utiliser le jazz pour une œuvre de musique de chambre. »

À Paris, il entre en contact avec Fernand Léger et Blaise Cendrars, auteur, en 1921, d’« Anthologie nègre ».

Rappelons que notre Judéo-Provençal a de lourds antécédents. Mon cher Jorge Amado, écrivain et député communiste, n’avait pas encore voté la légalisation, après la guerre, des cultes afro-brésiliens…

Nous sommes en décembre 1918 : « Toutes les Noires de Bahia portent, attachées à la ceinture de leurs robes, espèces de crinolines de couleur, des breloques porte-bonheur réunies par un fermoir représentant presque toujours une main, un morceau de bois serti dans du métal, une goyave, une grappe de raisins. Bien que chrétiens mystiques, la plupart des Noirs pratiquent le rite vaudou. Le culte en étant interdit, les cérémonies ont lieu la nuit dans la campagne. Le chancelier du consulat m’y emmena un soir. Les assistants étaient assis par terre, encerclant le “meneur de jeu” ou sorcier qui choisit une certaine personne et la mit en transe. Lorsqu’elle tomba en hurlant, l’écume à la bouche, le sorcier s’en humecta les doigts afin d’en imprégner les lèvres de tous les adeptes qui se sentirent aussitôt dépossédés et tombèrent en transe à leur tour. La cérémonie atteignit son paroxysme et nous jugeâmes plus prudent de sauter à cheval et de regagner la “ville aux trois cent soixante-cinq églises”. »

Léger, Cendrars (qui n’ira en Brésil qu’en 1924) et Milhaud fréquentent alors le Bal nègre de la rue Blomet, où Antillais, « tirailleurs sénégalais » et Noirs étatsuniens (les plus complexés de tous…) oublient la Grande Boucherie. Milhaud, qui a connu la Martinique, dont les forêts sont plus pauvres en oiseaux que celles du Brésil, admirent ces « femmes [antillaises] coiffées de madras » qui dansent « les biguines ».

Nos trois compères, affairés autour de « la Création du monde », se fixent aussi un rendez-vous hebdomadaire : aller dîner à Belleville « en casquette et gabardine ».

La Creation du Monde by Darius Milhaud,

performed by the Miami University Wind Ensemble

and conducted by Sheridan Monroe.

En 1923 émerge donc « la Création du monde », selon Georges Auric, « la meilleure recréation inspirée par le jazz ». Faut dire qu’être ami avec Cole Porter (qui vécut deux décennies en France et étudia deux ans à la Schola cantorum), ça aide !

Mais tout le monde ne partage pas son avis.

Darius Milhaud avoue :

  • « Quelques semaines plus tard, les Ballets suédois montèrent “la Création du monde” ; les éléments apportés par Léger contribuèrent à rendre le spectacle merveilleux. Les critiques décrétèrent que ma musique n’était pas sérieuse et convenait plutôt aux dancings et aux restaurants qu’au théâtre. Dix ans plus tard, les mêmes critiques commentaient la philosophie du jazz et démontraient savamment que “la Création” était ma meilleure œuvre. »

Milhaud recherche une certaine pureté musicale, qui fréquente les bals de la rue de Lappe, à une époque où l’accordéon et le piston n’ont pas encore été « contaminés [sic] par le jazz ».

De retour d’URSS, où il découvre des Russes fondus de musique – il faut bien se détendre…–, Milhaud repart pour les States, but times are changin’:

  • « Le jazz ne m’intéressait plus. Il était devenu officiel et reconnu par tous. Ses structures musicales étaient disséquées. Même à Harlem, le charme était rompu pour moi ! Les snobs, les Blancs, amateurs d’exotisme, les touristes de la musique nègre avaient pénétré dans ses plus intimes recoins. C’est pour cela que je me retirai. »

Milhaud et sa femme Madeleine copie

Ce qui ne les empêche pas, lui et Madeleine, sa femme, entre deux rencontres avec Mary Pickford et Douglas Faibanks, de passer Noël en Alabama :

  • « L’église était bondée de fidèles, nous étions les seuls Blancs et occupions des places que le pasteur avait réservées pour nous. Le sermon commença dans une atmosphère extraordinaire dans le genre de celle que l’on évoque en écoutant des disques de sermons noirs comme “The black train of Death is coming, you must have your ticket in your hand”. Le pasteur passait de la parole à une espèce de mélopée chantée, suppliante ou violente et toujours terrifiante ; les fidèles le suivaient en clamant et scandant des Lord, des Amen et en poussant des vociférations qui fusaient de tous les côtés. Une sorte d’excitation grondait ; lorsqu’elle atteignait son paroxysme, le pasteur baissait brusquement la voix et insensiblement la foule le calmait ; le pasteur reprenait alors son sermon ; il parla des relations entre Blancs et Noirs : “Pourquoi sommes-nous si maltraités, les Blancs nous confient pourtant ce qu’ils possèdent de plus précieux, leurs enfants ?” Il se déchaîna de nouveau et son lyrisme produisit un effet foudroyant, les fidèles suivaient en hurlant les inflexions de sa voix avec la même sensibilité que l’ombre attachée au corps. Les Noirs qui tombaient en transes étaient emmenés aussitôt par des personnes spécialement désignées ; lorsque le pasteur jugeait qu’il avait produit un effet suffisant sur ses fidèles, il terminait son sermon d’une voix plus posée et plus tranquille. Il fait lever sa vieille mère, une ancienne esclave, puis il nous présenta à la congrégation, comme des Français amis des Noirs. Nous sentions la foule si passionnée, si exaltée, qu’au moindre signal, si on le lui avait suggéré, elle nous eût même lynchés (à supposer que les Noirs eussent jamais lynché des Blancs). »

Évidemment, tout cela a bien changé, notamment à charlottesville.

En 1940, Madeleine, Daniel, leur fils, et Darius s’enfuient in extremis de France via Lisbonne à bord du «Excambion », où voyagent également Jules Romains, Claude Lévy-Strauss et les Julien… Duvivier et Green. Les Milhaud reçoivent en pleine traversée un télégramme d’embauche du Mills College, qui va devenir leur seconde patrie.

« En arrivant à New York, le 15 juillet, les Kurt Weill, amis fidèles, nous attendaient sur le quai. »

En 1954, Ralph Swickart produit un film sur Darius Milhaud : « Je composai une “Sonatine pour violon et violoncelle” pour illustrer ce court métrage et je tournai “Visite à Darius Milhaud” pendant l’année 1954, ce qui me divertit énormément. On fit une séquence à la Music Academy of the West, à Santa Barbara, au cours de laquelle des étudiants me demandèrent comment je concevais l’enseignement. On tourna à Mills afin d’illustrer ma vie quotidienne et la manière dont je composais ; on y voit aussi une “jam session” surprise organisée par mes anciens étudiants Dick Collins, Jack Weeks, William Smith, Dave Kriedt et David Brubeck, devenus pour la plupart célèbres dans le monde du jazz.

[Milhaud eut également pour élèves Burt Bacharach, Steve Reich et Philip Glass… (voir les bonus)]

» Enfin, on fit une séquence à Paris, dans mon appartement, avec mon fils, mes amis musiciens : Auric, Poulenc, Sauguet, Jane Bathori, cantatrice admirable qui créa nos œuvres vocales et qui, malgré ses 80 ans, continue à se dévouer pour la musique de jeunes compositeurs et enfin une séquence avec Paul Claudel. Notre dernière entrevue, hélas ! témoignage de quarante années d’amitié et de collaboration affectueuse ; il venait de me prouver une fois de plus avec quelle modestie et quelle souplesse il acceptait certains modifications dans une œuvre lyrique faite sur un texte de lui [“Christophe Colomb”]. »

Américaine, la boucle est bouclée…

Quand, le 5 décembre 2012, Burt Bacharach, compositeur, entre autres tubes, de « Don’t make me over », « Rain drops keep falling on my head »,  apprit le décès de Dave Brubeck, il posta ceci : « Darius Milhaud’s other student is no longer with us. »

Dave Brubeck avait bénéficié de la GI Bill, qui permettait aux anciens combattants d’étudier gratuitement à la fac. Sa compagne témoigna : « Non seulement Darius Milhaud était un génie de la musique, mais il a toujours été bon avec Dave. »

« On ne peut pas ne pas aimer Milhaud », disait Madeleine…

Dans les années 1920, notre cher Darius écrivait : « À La Nouvelle-Orléans, la scission entre les Blancs et les Noirs était encore plus profonde et leurs existences absolument parallèles : les Noirs empruntaient des escaliers spéciaux, des places leur étaient réservées dans le train et dans les autobus. Un médecin blanc qui soignait un Noir était définitivement compromis auprès de sa clientèle. On nous refusa l’accès d’un petit théâtre noir où l’on jouait une opérette. On s’excusa de ne pouvoir nous donner satisfaction, mais le règlement était formel. Cependant, comme nous insistions, on chercha le directeur, à qui nous expliquâmes que nous étions français et musiciens et il nous invita au spectacle dans son bureau où se trouvait une petite fenêtre qui donnait sur le fond de la salle. »

Là encore, tout a changé, ebony and ivory live in perfect harmony…

Ebony ou si peu, Charles Lucien Lambert (1828-1896).

Ivory plutôt Louis Moreau Gottschalk (1829-1869).

Le premier est donc un créole dit de couleur ; le second, un créole blanc. Tous deux sont pianistes, francophiles, globe-trotters et précurseurs du ragtime. Inutile de préciser qu’ils sont de La Nouvelle-Orléans.

Discriminé, le premier s’installe à Rio de Janeiro.

Exténué, le second donne dans cette même ville ses derniers concerts.

Le premier fut le professeur d’Ernesto Nazareth (1863-1934), le second, le père spirituel de Scott Joplin (1868-1917).

Lambert et Gottschalk mourront dans la capitale brésilienne sans savoir que le chorinho est le cousin du ragtime.

Décidément, avec ou sans Darius Milhaud,

passeur de musiques afro,

tous les chemins mènent à Rio !

 

Vous pensez encore vivre une époque postmoderne mais c’est l’anthropocène qui vous rattrape.

PS : nous vous reparlerons de Darius à l’occasion du soixante-dixième anniversaire de l’État d’Israël en mai 2018 et de Cocteau, entraîneur du boxeur noir, musicien et homosexuel Panama Al Brown, si Dieu nous prête vie…

Bonus musical :

 

 

 

  • Les élèves de Darius :

Le site officiel de Philip Glass : 

 

Philip Glass

Glass holds the Richard and Barbara Debs Composer's Chair at Carnegie Hall for the 2017-2018 season. Highlights will include performances by the Pacific Symphony Orchestra with Anoushka Shankar, the Louisiana Philharmonic, Nico Muhly, the Philip Glass Ensemble and the American Composers Orchestra.

http://philipglass.com
  • Yvonne George chante "Les cloches de Nantes"
  • J'ai deux amours
J'ai deux amours

Le Paris des années 1920 a fait de Joséphine Baker la première star noire internationale. Si, à elle seule, elle personnifie la joie de vivre, l'insolence et la créativité des Années Folles, au même moment, à l'ombre de l'icône, toute une génération d'artistes noirs américains traverse l'Atlantique et s'installe en France.

https://www.france.tv

 

 

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