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Avec accusé de déception
6 octobre 2017

La vie heureuse de Darius Rio

« Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde.

Le mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas.

Mais sa tâche est peut-être plus grande.

Elle consiste à empêcher que le monde se défasse. »

Albert Camus, extrait du discours de « déception » du prix Nobel de littérature,

10 décembre 1957.

 Ce n’est pas pour faire mon malin, mais quand, au côté du représentant de la République française Paul Claudel, Darius Milhaud débarque, le 1er février 1917, à Rio de Janeiro, il est loin de se douter qu’un siècle plus tard la Ville merveilleuse se dotera d’un maire évangélique. Mais ce n’est pas sa religion qui aurait décoiffé notre Judéo-Aixois mais plutôt l’hostilité du premier édile carioca au carnaval.

Lequel carnaval, quoique encore blanc et bourgeois, via ses maxixes (interdits par le pape !), tangos, cateretês et son tout jeune samba chanté (« Pelo telefone ») nourrira ses « Bœuf sur le toit » (1919) et autres « Saudades do Brazil » (1920), voire trois œuvres postérieures : « Souvenir de Rio » (1928), « Brazileira » (1936), « Danças de Jacaremirim » (1945).

Marcelo Crivella (c)Prefeitura do Rio de Janeiro

Élu en 2016 maire de Rio de Janeiro, Marcelo Crivella est un évangélique qui fête ses 60 ans ce mois-ci. Il y a quatre décennies, ce jeune catholique intégrait l’Igreja Universal do Reino de Deus (Église universelle du royaume de Dieu), tout juste fondée par son oncle, le néopencôtiste Edir Macedo.

(Pour la petite histoire, l’EURD, ce sont cinq millions de séides au Brésil, huit dans le monde, un budget annuel de 800 millions de dollars, 10 000 temples, la deuxième chaîne de télé brésilienne, Record, et 18 députés à Brasília…)

Pasteur puis évêque, chanteur et producteur de musique gospel, Marcelo Crivella entre en politique en 2002 « à l’appel de l’Église », voire de Jésus directement, sous l’étiquette du Parti républicain brésilien (PRB, droite). Sénateur, il est nommé ministre en 2012 (sous Dilma donc !) et remporte la mairie de Rio quatre ans plus tard après deux échecs.

Né en 1892, Darius Milhaud, qui se présente volontiers comme « un Français de Provence, de religion israélite, dont la patrie s’étend de Jérusalem à Rio ayant Aix-en-Provence comme capitale », est un œcuménique. Ce que n’est pas le cas de l’Église universelle du royaume de Dieu, qui combat les hérésies vaudoue, homosexuelle et cryptocommuniste…

Arrière-petit-fils du fondateur de la synagogue d’Aix-en-Provence, ce descendant de Gaulois convertis 600 av. J.-C. (sic) au seul monothéisme de la région, le judaïsme, a une mère fille de sephardims italiens aux ancêtres parlant le ladino et le turc. Ce qui n’a pas empêché Darius d’avoir pour ami d’enfance Léo Latil, un catholique convaincu, et d’admirer des écrivains tout aussi mystiques comme Francis Jammes, Paul Claudel et André Gide… Invité « spécial » au Vatican par un Paul VI condamnant l’antisémitisme, Darius Milhaud n’a-t-il pas reçu commande du ministre André Malraux pour co-composer « l’Ode aux morts des guerres », lui le juif, avec le catholique Messiaen et le protestant Georges Migot ?

« Si l’on me demandait de choisir entre “aller au Paradis” ou “retourner à Rio”, je crois que je choisirais “retourner à Rio” », écrira le très croyant Milhaud.

rio n&b

Au pied du Christ Rédompteur, o Corcovado, Rio de Janeiro sans gratte-ciel

Mais comment est-il arrivé, à 25 ans, dans la capitale du Brésil ? Et pourquoi peut-on dire que le compositeur du « Bœuf sur le toit » est un des compositeurs du XXe siècle qui ont fait entrer les musiques afro-américaines dans « la Grande Musique », la musique érudite, comme on dit au pays de Villa-Lobos ?

C’est ce que nous allons voir dans ce post et les deux prochains !

En fait, Darius Milhaud, c’est un peu la world music version début du XXe siècle à lui tout seul : il aime Bach, Debussy, la musique espagnole, les chants hébraïques, les rythmes des Gitans des Saintes-Maries, les mélodies provençales…

Son maître d’harmonie écoutant son « Quatuor à cordes » s’écrira : « On dirait de la musique arabe ! »

Et puis au Brésil, aux Antilles et plus tard à Londres, à Harlem et au bal nègre de la rue Blomet, ce sera la découverte du génie des musiques africaines-américaines. Avec donc au commencement « ce petit rien si typiquement brésilien ».

Il faut préciser qu’il arrive à un moment de l’histoire musicale brésilienne où l’Afrique calant ses syncopes percussives sur des mélodies luso-broussardes s’insinue dans l’industrie balbutiante de la radio puis celle du disque.

C’est à 7 ans que l’enfant du Bras d’Or commence le violon. Affable, il se fait vite deux amis : Léo Latil et un passionné de poésie, Armand Lunel. Avec lequel il monte à Paris en 1909 pour rejoindre le Conservatoire. Émerveillement : Darius découvre Debussy, Ravel, Wagner (« je m’ennuyais à périr »), les Ballets russes de Diaghilev, avec Nijinsky (qu’il retrouvera à Rio) et « le plus grand musicien de notre siècle » : Igor Stravinsky.

Armand lui fait connaître les poèmes de Francis Jammes, qu’il met en musique (comme plus tard… Georges Brassens, avec « la Prière »).

Bientôt il se lie d’amitié avec Arthur Honegger et Jean Wiener et rencontre Jammes, qui lui fait découvrir l’œuvre de Paul Claudel. Révélation ! Darius écrit à l’écrivain-diplomate, alors consul à Francfort-sur-le Main. Ils finissent par s’y rencontrer : « L’entente avec Claudel fut immédiate, la confiance totale. Pas de temps perdu ! » L’écrivain écoute sa musique : « Vous êtes un mâle ! »

En effet, sa « Sonate pour piano et deux violons » remporte le prix Lepaulle, « ma seule récompense ». Rappelons que Milhaud composera :

plus de 430 œuvres !

Darius Milhaud a à peine achevé « la Brebis égarée » quand arrive le 2 août 1914. De santé très fragile, il est affecté au service photographique de l’armée, où il fait la connaissance de Paul Morand. Paul Claudel est alors en poste à Rome. En septembre 1915, Léo Latil est fauché lors de l’offensive de Champagne. « J’ai un grand désir de solitude depuis [sa] mort… »

Entre-temps, Darius s’est lancé dans l’étude de la polytonalité : « J’avais remarqué, et c’était un signe pour moi, que dans un petit duetto de Bach écrit en canon à la quinte, on avait vraiment l’impression de deux tonalités se suivant, se superposant, s’opposant, mais que la texte harmonique demeurait bien entendu totale. Les contemporains, Stravinsky, Kœchlin se servaient d’accords contenant plusieurs tonalités, souvent traitées en contrepoints d’accords ou en pédales d’accords. » Poussant des cris de frayeur à chaque dissonance, son professeur de composition conclura : « Ce qui est pis, c’est qu’on s’y habitue. »

Paul Claudel écrit : « Nous sommes en 1914. L’Allemagne de Guillaume II vient de déclarer la guerre à la France et à l’Angleterre, pas seulement à la France et à l’Angleterre, et à la Russie, pas seulement à ces trois pays, mais au monde entier, aux principes sacrés sur lesquels repose la civilisation chrétienne. Ses armées ont passé la frontière, pas seulement la frontière de la Belgique et de la France, celle du Droit.

Et aussitôt la première voix à s’élever, la première protestation, est celle du petit homme. “Clama, ne cesses !” fût-il dit jadis au prophète hébreu. Rui Barbosa a pris pour lui cette injonction. Elle ne cessera pour un moment, pour toute la durée de la guerre, cette clameur enragée.

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Assis au premier rang, Paul Claudel, l’écrivain-diplomate Henri Hoppenot et Nininha.

 

C’est à ce moment que je fus envoyé au Brésil comme représentant de la République française. C’était en 1917 ; au moment le plus critique de cette lutte effroyable. Verdun venait de finir dans une mer de sang. Après la Somme, après le Chemin des Dames, la France épuisée, saignant de toutes ses artères, avait dû repousser de nouveaux assauts. Trois fois en 1918, malgré l’entrée en scène des États-Unis, le fer s’approche de son cœur. Notre pays cherche partout du secours et des concours. Vos saltem, amici mei ! Et au premier rang de ces amis, comment n’aurions-nous pas songé au Brésil ?

J’arrivai dans ce grand pays, avocat d’une cause à ce moment presque perdue, en inconnu, j’allais presque dire en gêneur, la neutralité, en temps de guerre, une neutralité bienveillante assurément comporte de tels avantages ! Il me fallait une caution. À qui pouvais-je mieux la demander qu’à celle du fondateur de la République à Rui Barbosa ? Pas un moment il ne songea à me la refuser. »

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Paul Claudel dans le Jardin botanique et Rio sans embouteillages

L’auteur du « Soulier de satin » veut que le jeune Darius le suive à la légation de France à Rio, où il arrive le 1er février 1917 après avoir traversé l’Espagne neutre et le Portugal qui envoie ses premiers contingents en France…

La légation est « magnifiquement située rue Paysandu, une rue bordée de palmiers royaux, originaires de l’île Bourbon, dont le tronc atteignait parfois 70 mètres ».

Et contrairement à ce que d’aucuns ont écrit, Claudel (dont « l’esprit se détache peu de la Bible, il [écrit] tous les jours des commentaires sur des versets extraits des deux Testaments ») aime la Cidade maravilhosa : « Rio de Janeiro est la seule grande ville que je connais qui n’a pas réussi à expulser la nature. »

Darius ne dit pas autre chose : « Rio possédait un charme puissant. Il est difficile de décrire cette baie si belle, bordée de montagnes aux formes inattendues couvertes de forêts comme d’un léger duvet ou de rocs solitaires brun rougeâtre, surmontés parfois de lignes de palmiers… »

Cependant entre deux week-ends sur les hauteurs, à Teresópolis, « pour se reposer de la chaleur humide de Rio », Milhaud découvre une musique puissante : « Mon contact avec le folklore brésilien fut brutal ; j’arrivais à Rio en plein carnaval et je ressentis aussitôt profondément le vent de folie qui déferlait sur la ville entière. Le carnaval de Rio est un véritable événement qui subit une laborieuse préparation… »

Avant le carnaval, « un des jeux favoris des danseurs consiste à improviser des paroles sur un air que l’on joue sans cesse. L’improvisateur doit toujours trouver de nouvelles paroles, s’il manque d’imagination, il est aussitôt remplacé. La monotonie de cette incessante rengaine, son rythme lancinant finissent par engendrer une sorte d’hypnose dont les danseurs deviennent victimes ».

carnaval 1917


Carnaval 1917, l’avenue Rio Branco à heures le dimanche…

Dans les salles de bal, la société carioca se montre plus élégante : « Le public danse et chante avec passion pendant six semaines ; parmi toutes ces chansons, il y en a toujours une qu’il préfère et qui, de ce fait, devient la chanson du carnaval. C’est ainsi qu’en 1917, broyée par les petits orchestres devant les cinémas de l’Avenida, interprétée par les musiques militaires, les orphéons municipaux, rabâchée par les pianos mécaniques, les gramophones, pianotée, sifflotée, chantée tant bien que mal dans les maisons : « Pelo telefono » (sic), la chanson du carnaval de 1917, éclata dans tous les coins et nous hanta pendant tout l’hiver. »

 

Le charme opère : « Les rythmes de cette musique populaire m’intriguaient et me fascinaient. Il y avait dans la syncope une imperceptible suspension, une respiration nonchalante, un léger arrêt qu’il m’était très difficile de saisir. J’achetai alors une quantité de maxixes et de tangos ; je m’efforçai de les jouer avec leurs syncopes qui passent d’une main à l’autre. Mes efforts furent récompensés et je pus enfin exprimer et analyser ce “petit rien” si typiquement brésilien. Un des meilleurs compositeurs de musique de ce genre, Ernesto Nazareth, jouait du piano devant la porte d’un cinéma de l’avenue Rio Branco. Son jeu fluide, insaisissable et traite m’aida également à mieux connaître l’âme brésilienne. »

Ernestonazareth

 

Ernesto Nazareth

Darius ne sait plus où donner du tympan. Il découvre la musique du regretté Glauco Velasquez, fait la connaissance du jeune pianiste Luciano Gallet, du directeur du Conservatoire, Henrique Oswald, de Francesco Braga, chef d’orchestre des Concerts symphoniques de Rio, qui avait suivi à Paris les classes de Massenet, ainsi que d’un jeune couple de musiciens tout nouvellement mariés : les Oswald Guerra. « Oswald composait de la musique imprégnée d’influence française, sa femme, Nininha, douée aussi pour la composition, était surtout une excellente pianiste.. »

Notre jeune Aixois fait découvrir au Lycée français, au Teatro municipal, au Palais de cristal de Petrópolis les œuvres de Ravel, Satie, Debussy (« [il] est mon musicien préféré. C’est incroyable comme nous le connaissons mal […] Ce fut à Rio que j’ai appris à l’aimer »). Il donne des conférences musicales au profit de la Croix-Rouge et des prisonniers. Il étonne aussi avec sa « Première Symphonie », dont les sonorités polytonales choquent moins que sa brièveté…

C’est à Rio que Milhaud écoute Caruso, Arthur Rubinstein (qui sera le premier à faire connaître en Europe et aux États-Unis la musique d’un certain Villa-Lobos). C’est via  les Ballets russes qu’il a des nouvelles de « Parade », ballet de Cocteau sur une musique de Satie, avec des décors d’un certain Pablo… Picasso ! C’est enfin à Rio que Claudel propose à un Nijinsky déjà halluciné un ballet dont il explique le sujet dans la forêt de Tijuca.

Le tandem Claudel-Milhaud voyage aussi : à São Paulo, Paraná, Santa Catarina (« où les populations en majorité allemandes ont conservé les coutumes, les écoles de leur pays d’origine… »). En décembre, ils rejoignent en train la frontière bolivienne : « Nous avions la sensation, Claudel et moi, que rien n’avait changé dans ce pays depuis le premier chapitre de la Genèse. Les Indiens vivaient dans les bois et ne se montraient guère, sauf aux haltes de chemin de fer où on en voyait quelquefois, vêtus comme les paysans portugais de pantalons de toile et de chemises, mais tout comme leurs ancêtres, il tirent à l’arc avec leurs pieds. »

Entre-temps, le Brésil est entré en guerre contre l’Allemagne et les Puissances centrales.

« À la fin de l’hiver austral 1918, en août, la grippe espagnole fit son apparition ; l’épidémie atteignit rapidement l’ampleur d’un fléau : 4 600 personnes mouraient chaque jour. Les autorités étaient débordées. Dans les hôpitaux, on retirait les morts des lits encore tièdes pour y coucher des mourants. Il n’y avait plus de cercueils… […] La mère de Nininha mourut, elle-même tomba très gravement malade. »

Via Claudel, la France profite de la confiscation des biens allemands au Brésil. Début de scandale…

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Nininha Velloso-Guerra et Paul Claudel fêtant la fin de la guerre

« Avec le 11 novembre, la gaieté succéda à la tristesse ; la foule se déchaîna dans les rues pour fêter la paix enfin revenue. Claudel fut chargé de représenter la France à une mission économique interalliée à Washington ; il m’emmena avec lui. De là nous devions rejoindre la France. J’étais heureux à l’idée de rentrer à Paris, de revoir mes parents et mes amis, mais ma joie était empreinte d’une certaine nostalgie : j’aimais profondément le Brésil »

Pétri de saudade, Milhaud demeurera de longs mois sans composer…

« Le soir, je faisais souvent le tour de la Tijuca ; j’aimais apercevoir peu à peu le panorama de Rio dont les scintillements des lumières traçaient si bien le contour de la baie ; ou j’allais en bateau de l’autre côté de la baie près de Nichteroy (sic), je restais étendu sur la plage déserte pendant une partie de la nuit ; le clair de lune était si intense que je pouvais lire sans peine. »

De nos jours, quiconque s’aventurerait à dormir sur la plage aurait une espérance de vie d’un quart d’heure…

La roue-tourne a tourné comme dirait l’autre : 78 % des Cariocas approuvent les coupes budgétaires concernant le carnaval, un carnaval plutôt classes moyennes supérieures. Sous la plume de Claire Gatinois, on pouvait lire dans « Le Monde » du 29 août dernier :  « Dans les zones déshéritées où les églises catholiques ont disparu, les mères épuisées par les drames du quotidien provoqués par la drogue, les gangs, l’alcoolisme ou la sexualité précoce, se reposent sur les pasteurs. » Lesquels « ont adouci leur discours afin de concilier religion et vie hédoniste à la carioca ».

 

L'austère maire évangélique de Rio sonne la fin de la fête

Marcelo Crivella coupe les subventions aux écoles de samba et au carnaval, dans une ville ruinée par les Jeux olympiques de 2016. Le Monde | | Par Claire Gatinois (Rio de Janeiro, envoyée spéciale) Il est arrivé en retard, sous une pluie tiède d'hiver tropical.

http://www.lemonde.fr

 

Si l’on en croit Valdemar Figueredo, professeur de sciences politiques, « aujourd’hui, même les trafiquants et les danseurs de samba sont évangéliques » !

« … entre aller au Paradis ou retourner à Rio… »

Vous pensez encore vivre une époque postmoderne mais c’est l’anthropocène qui vous rattrape.

 Bonus : 

 

 

 

Témoignage de Darius Milhaud, compositeur - 26/06/2014

Le compositeur Darius Milhaud témoigne de la mise en veilleuse de la vie musicale à Paris et de l'aversion du public français (jusqu'au début des années vingt) pour les œuvres allemandes. (du 26/06/2014)

https://www.rtbf.be

 



 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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