Bern et Raoni, à Rio réunis
« Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde.
Le mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas.
Mais sa tâche est peut-être plus grande.
Elle consiste à empêcher que le monde se défasse. »
Albert Camus, extrait du discours de « déception » du prix Nobel de littérature,
10 décembre 1957.
Ce n’est pas pour faire mon malin, mais si Darius Milhaud avait regardé France 2 en prime time le mardi 15 août, il n’aurait pas reconnu son carnaval. En effet, débarquant il y a cent ans et sept mois à Rio de Janeiro, notre Provençal découvrait une fête de bourgeois blancs défilant en décapotables. Mais ce qui l’intéressait, c’étaient déjà les rythmes et autres danses obscènes condamnés par « notre » sainte mère l’Église, bref le petit peuple et ses lancinantes mélopées venues de Bahia et d’Afrique. Le samba (nom masculin, cela n’est donc pas une coquille) éveillait déjà en lui l’amour du jazz.
MÉDIAS - 1,3 millions de téléspectateurs ont suivi "Soir de fête" sur France 2 ce mardi 15 août. Mais si vous n'en faisiez pas partie, il faut que vous preniez un instant pour voir Stéphane Bern en action. Dans ce nouveau numéro, le présentateur nous a fait voyager au Brésil, pour le célèbre carnaval de Rio de Janeiro.
http://www.huffingtonpost.fr
Darius Milhaud n’aurait pas non plus reconnu l’héritière de l’ORTF tant cette émission où se fourvoya aussi Édouard Baer, malgré les rapicolantes gesticulations d’une Bern au portugais spontané mais peu soucieux des genres (des mots… pas des personnes), atteignit des cimes de médiocrité.
Cependant, puisque le cahier des charges de ce blog impose la bienveillance, le brasilianiste retraité que je suis a appris ceci : Raoni (86 ans), le grand porte-parole des Kaiapó, médiatisé naguère en nos contrées exophiles par Sting, avait défilé sur le char allégorique de l’école de samba Imperatriz Leopoldinense. Laquelle avait été l’objet d’insultes voire plus de la part du lobby ruraliste.
Indígenas brasileiros desfilaram ontem na Sapucaí dando visibilidade à luta por suas terras e às ameaças constantes que sofrem. O desfile dos indígenas foi parte do samba enredo "Xingu, o clamor que vem da floresta" da Imperatriz Leopoldinense no Carnaval 2017 do Rio de Janeiro, e contou com a presença de 17 lideranças indígenas como o renomado Cacique Raoni do povo Kayapó.
https://www.survivalbrasil.org
Vous savez, celui des grands propriétaires terriens qui voient les Indiens comme des diables accaparant des sols dont ils ne tirent aucun bénéfice.
Les Indiens sont aux ruralistes ce que les vegans sont à un adhérent à la FNSEA.
Les Indiens pointent leurs flèches sur le palais présidentiel (source ici)
Le lendemain, sur la route des retours de vacances, j’apprenais par France Culture que lors de la Journée internationale des peuples indigènes, le 9 août, des Indiens guarani et kaiowá avaient manifesté devant le Suprême Tribunal fédéral (STF), à Brasília, contre le « marco temporal », le marqueur temporel.
Quèsaco ? aurait demandé l’Aixois Darius Milhaud.
Le « marco temporal » est ce concept développé par l’ex-ministre du STF Carlos Ayres Britto, en 2009 pour contester la démarcation des terres amérindiennes de Raposa-Serra do Sol, dans le Roraima, près du Venezuela cher à Lean-Luc M… Passant outre la compétence scientifique de la Funai (Fondation nationale de l’Indien), ledit Ayres Britto entendait jeter « une pelletée de chaux » sur ces différends fonciers qui empoisonnaient les relations Indiens-latifundiaires. Autrement dit, le 5 octobre 1988, date de l’adoption de la Constitution, tout Indien absent de son territoire historique estimé par la Funai n’était plus chez lui.
Or, persécutés, chassés de leur territoire quasi ancestral (les Amers Indiens étant nomades), emprisonnés et déportés, bien des indigènes n’occupaient plus leur terre à la date susdite.
(Personnellement, j’ai connu une famille Rajsfus qui au soir du 16 juillet 1942 n’habitait plus que partiellement son modeste appartement de Vincennes…)
Voilà pourquoi force Amérindiens se sont regroupés au sein du mouvement :
« Notre histoire ne commence pas en 1988 ».
Par ailleurs, ils bénéficient du soutien moral de l’ONU, qui a récemment exprimé sa préoccupation par rapport aux violations des droits des peuples indigènes de la part de l’État brésilien. Une préoccupation qui a atteint il y a quelques années une manière d’acmé avec le projet de barrages à Belo Monte, impactant les peuples amérindiens du Parc national du Xingu, fondé en 1961. Un projet soutenu par Lula puis Dilma… Aurions-nous l’outrecuidance d’écrire que la gauche fut plus anti-indienne que la droite militaire ? Si l’on en croit certains écologistes, missionnaires catholiques ou porte-parole amérindiens, on pourrait répondre par l’affirmatif.
Obligeons-nous à examiner certains chiffres.
Le Brésil compte plus de 207 millions d’habitants, dont environ 700 000 Amérindiens (contre 100 000 dans les années 1970), répartis sur 594 territoires indigènes. Les peuples premiers ne représentent que 0,04 % de la population. Cependant, leurs terres (aujourd’hui à 70% démarquées par la Funai) couvrent environ 12% du territoire national, soit 100 millions d’hectares… convoités par les petits paysans, les orpailleurs, mais aussi les ruralistes.
Lesquels ont le vent en poupe puisque le président Temer (hier encore accusé par l’ex-procureur général de la République Rodrigo Janot d’avoir été à la tête d’une « organisation criminelle » ayant détourné près de 158 millions d’euros) est disposé, vu son impopularité, à céder à tous les lobbies.
Si l’on en croit Felipe Milanez, chercheur en écologie politique, il existe un lien entre la recrudescence des assassinats d’Indiens ou de paysans sans terre et le coup d’État parlementaire contre une Dilma Rousseff mieux élue que ce que nos médias occidentaux ont laissé entendre.
Des listes noires circulent plus que jamais, élaborées par les grands propriétaires.
Et contrairement à une idée reçue, ce ne sont pas les autochtones d’Amazonie qui sont les plus ciblés.
Entre 2003 et 2015, sur les 891 assassinats d’Amérindiens répertoriés (crimes souvent couverts par des policiers qui se sont laissés aller à torturer les victimes…), 426 ont été perpétrés dans le Mato Grosso do Sul, terre de soja transgénique.
Ainsi est-ce avec le sang des Guarani et des Kaiowá que « prospèrent » nos vaches en France !
Pis, certains ruralistes organisent des pince-fesses pour lever des fonds destinés à rémunérer des pistoleiros. (Dans le sud de l’État du Pará, connu pour ses bains de sang, ils portent le doux nom de guacheba.)
Élu par Survival International, ONG qui milite pour le droit des peuples premiers depuis 1969, « le raciste de l’année », le député luthérien du Parti progressiste (sic) Luis Carlos Heinze, au cours d’une « enchère publique pour la résistance » (re-sic), avait qualifié le cabinet du ministre (de gauche… et corrompu car de l’administration Lula) Gilberto Carvalho de ramassis « d’Indiens, de Nègres, de sans-terre, de pédés et de gouines ».
Stéphane Bern a eu raison de rentrer très vite dans son tekoha…
… en guarani, tekoha signifie l’endroit où l’on est soi-même.
En 1943, Sophie Milhaud, la mère de Darius, dut se cacher comme d’autres juifs de la zone Sud. « Elle s’éteignit sans souffrances, mais seule, hélas ! » Et pas chez elle… Bientôt la synagogue, inaugurée par l’arrière-grand-père de Darius en 1840, deviendrait un temple protestant faute de croyants…
Quant à Raoni, son âge et sa notoriété semblent le protéger… Enfin, espérons-le !
Vous pensez encore vivre une époque postmoderne mais c’est l’anthropocène qui vous rattrape.
Bonus musical entre autre :
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Primeira rádio indígena
Rádio Yandê - 1ª Rádio Indígena web do Brasil
Mídia para a difusão da cultura indígena através da ótica tradicional, mas agregando a velocidade e o alcance da tecnologia e internet.
http://radioyande.com - « Índios » de Legião urbana, unplugged vu par plus de 27 millions de Terriens :
« Si je pouvais au moins une fois prouver que celui qui a plus que ce dont il a besoin presque toujours se convainc qu’il n’en a jamais assez… »
- Et « Um índio » de et par Caetano Veloso en 1989 :
Um índio descerá de uma estrela colorida e brilhante
Un Indien descendra d’une étoile colorée et lumineuse
De uma estrela que virá numa velocidade estonteante
D’une étoile qui viendra à une vitesses hallucinante
E pousará no coração do hemisfério sul, na América
Et se posera au cœur de l’hémisphère Sud, en Amérique
Num claro instante
En un instant clair
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Depois de exterminada a última nação indígena
Après avoir exterminé la dernière nation indigène
E o espírito dos pássaros das fontes de água límpida
Et l'esprit des oiseaux des sources d'eau claire
Mais avançado que a mais avançada das mais avançadas
Plus avancé que la plus avancée des plus avancées
Das tecnologias
Des technologies
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Virá, impávido que nem Muhammed Ali
Il viendra, plus impavide que Mohammed Ali
Virá que eu vi
Il viendra comme je l’ai vu
Apaixonadamente como Peri
[Héros indien guarani romantique du roman éponyme de José de Alencar]
Amoureusement comme Peri
Virá que eu vi
Il viendra comme je l’ai vu
Tranqüilo e infalível como Bruce Lee
Tranquille et infaillible comme Bruce Lee
Virá que eu vi
Il viendra comme je l’ai vu
O axé do afoxé, filhos de Ghandi
La force de vie de l’afoxé, fils de Gandhi
[Groupe d’afro-samba de Bahia réservé aux hommes dits de couleur]
Virá
Il viendra
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Um índio preservado em pleno corpo físico
Un Indien conservé dans un corps en pleine forme
Em todo sólido, todo gás e todo líquido
En tout solide, tout gaz et tout liquide
Em átomos, palavras, alma, cor, em gesto e cheiro em sombra
Dans les atomes, les mots, l'âme, la couleur, le geste et l'odeur dans l'ombre
Em luz, em som magnífico
À la lumière, dans une musique magnifique
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Num ponto equidistante entre o Atlântico e o Pacífico
Dans un point équidistant entre l'Atlantique et le Pacifique
Do objeto, sim, resplandecente descerá o índio
D’une machine, oui, resplendissante descendra l’Indien
E as coisas que eu sei que ele dirá, fará, não sei dizer assim
Et les choses que je sais qu'il dira, fera, je ne sais le dire ainsi
De um modo explícito
D’un mode explicite
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Virá, impávido que nem Muhammed Ali
Il viendra, plus impavide que Mohammad Ali
Virá que eu vi
Il viendra comme je l’ai vu
Apaixonadamente como Peri
Amoureusement comme Peri
Virá que eu vi
Il viendra comme je l’ai vu
Tranqüilo e infalível como Bruce Lee
Tranquille et infaillible comme Bruce Lee
Virá que eu vi
Il viendra comme je l’ai vu
O axé do afoxé, filhos de Ghandi
La force de vie de l’afoxé, fils de Gandhi
Virá
Il viendra
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E aquilo que nesse momento se revelará aos povos
Et cela à ce moment se révélera aux peuples
Surpreenderá a todos, não por ser exótico
Il les surprendra non pas pour être exotique
Mas pelo fato de poder ter sempre estado oculto
Mais par le fait d’avoir pu être toujours caché
Quando terá sido o óbvio
Quand cela aura été l’évidence
Darius Milhaud, Saudade do Brasil
Darius Milhaud, carnaval d'Aix
et encore...
On ne s'arrêterait plus...