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Avec accusé de déception
7 septembre 2017

Le Bope* sur le toit

 « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde.

Le mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas.

Mais sa tâche est peut-être plus grande.

Elle consiste à empêcher que le monde se défasse. »

Albert Camus, extrait du discours de « déception » du prix Nobel de littérature,

10 décembre 1957.

 

En ce jour de Fête nationale, Dia da Independência, un petit coucou à Cecília Bulcão, carioca da gema.

* Bope, Batalhão de operações policiais especiais

Crédit : Mam'zelle Pirate

Vue sur Copacabana

 Ce n’est pas pour faire mon malin, mais pour enchaîner avec le dernier post sur mademoiselle Jeanne Moreau, Joana francesa, j’eusse apprécié de vous entretenir en cette rentrée des classes de mon cher Darius Milhaud, compositeur judéo-provençalo qui arriva au Brésil il y a un siècle. Commencer par un bon carpaccio de bœuf sur le toit, «boi no telhado », eût relevé du pampre et mousse. Même si l’expression « vai ter boi no telhado » peut se traduire par : ça va barder, on va s’expliquer, t’as un plèm ?

Cependant, avant de partir en vacances, j’appris par la radio que le nombre des homicides à Rio de Janeiro s’élevait pour le seul premier semestre à :

3 457 ! 

Quelques heures plus tard, je tombai sur un article du « Monde » en date du 8 août (et pas vraiment signé) : « À Rio de Janeiro, une guerre non déclarée ».

A Rio de Janeiro, une guerre non déclarée

Un an après l'organisation des Jeux olympiques, la " cité merveilleuse " est ravagée par une flambée de violences. Le Monde | * Mis à jour le | Par Intérim (Rio de Janeiro, correspondance) Juillet avait commencé sous le signe de la malédiction pour la police militaire de Rio.

http://www.lemonde.fr

 

Le chapô disait : « Un an après l’organisation des Jeux olympiques, la “Cité merveilleuse” est ravagée par une flambée de violences. » Un an après que les JO ont précipité la ville et l’État éponyme dans la faillite (on se réjouit déjà de Paris 2024, madame Hidalgo…).

Sur la colonne de gauche de la page 2, « les chiffres » : « 93 policiers tués depuis janvier », « 10 000 vols de cargaisons de poids lourds en 2016 » et deux intertitres dans le texte courant : (des favelados) « victimes de balles perdues » et « Vols à l’arme blanche » (contre des touristes sur la piste pentue qui mène à travers la jungle de Tijuca jusqu’au Christ rédempteur).

Crédit : Mam'zelle Pirate

Vue depuis le train qui longe la fameuse piste

menant au Corcovado 

 

Et une belle relance : « Dans le nord de la ville, la police a installé des tours blindées en mai. Les gangs ont répondu au fusil gros calibre ». La lecture de cet article fort intéressant me troublait légèrement. C’est vrai que les forces dites de l’ordre paient un lourd tribut à cette « non-guerre ». Il est vrai aussi que l’ONU a plusieurs fois recommandé aux gouvernements brésiliens la suppression de la Police militaire, laquelle est coresponsable annuellement de 1000 morts, victimes très souvent innocentes.

Et puis, j’avisai sur cette page 2 la photo (voir photo dans le lien ci-dessus vers l'article) d’un homme métis dévisageant un militaire envoyé « pacifier » le quartier de Lins de Vasconcelos. Or, ce jeune gars en tee-shirt et Havaianas faisant face à un Rambo blanc et lourdement armé portait sur ses épaules une bouteille de gaz. Et cela fit un gros tilt. Vite, retrouver dans mon capharnaüm de gratte-ciel livresque « Troupe d’élite 2 » (éditions Anacaona, octobre 2011).

Troupe d’élite 2

En quatrième de couverture, cette exergue : « La police a été conçue et organisée pour combattre le crime. Aujourd’hui à Rio, elle est le crime. » Ça démarre fort !

Bande-annonce en portugais do Brasil de « Troupe d’élite » :

Tropa de Elite 2 - Trailer (Elite Squad 2)

 

À la relecture, l’ouvrage est toujours aussi déconcertant – je n’évoquerai pas les innombrables fautes d’orthographe qui le parsème – non point en tant que mélange de fiction et de réalité, mais par sa polyphonie décousue – il est signé par quatre auteurs (Luiz Eduardo Soares, Cláudio Ferraz, André Batista, Rodrigo Pimentel) et a inspiré le second volet d’un film éponyme ayant été l’un des plus gros cartons du box office brésilien, Ours d’or à Berlin en 2008.

Mais où veux-tu en venir, ô blogueur brasilianiste ?

Eh bien ! quid des milícias dans le papier du « Monde » ? Oui, des milices, aimables agrégats de policiers civils ou militaires, de pompiers, hommes d’affaires et politiciens corrompus et de « purs » mafieux ! N’ont-elles point perduré ?

« Troupe d’élite 2 » nous dépeint l’affrontement entre flics véreux qui protègent les trafiquants quand ils ne les manipulent pas et fonctionnaires de police intègres, partant menacés de mort mais aussi de passer de l’autre côté : à savoir exterminer les bandits, couvrir les tortures, les bavures…

Grosso modo, voici le schéma. Sous prétexte d’autodéfense communautaire, des policiers font le ménage dans un quartier. Les habitants sont dans un premier temps soulagés. Mais bientôt, la milice commence à encadrer la vie de la communauté, contrôle les transports en commun alternatifs, le foncier, le débit Internet, l’électricité et… le gaz ! Au lieu de payer 36 reais sa bouteille de gaz, le brave citoyen la paie 45 en échange d’une hypothétique protection !

D’autant qu’entre gangsters, on s’entraide. Certains miliciens vendent directement les armes aux trafiquants de drogue, louent à l’occasion leurs camions blindés, bien utiles pour faire un casse.

S’estimant mal payés, bien des policiers arrondissent aussi leurs fins de mois avec la sécurité privée. Elle est cocasse, la scène où le sergent Ramalho est convoqué par le colonel Ortega, de l’Inspection des services. Comment fait ce brave sergent pour avoir deux voitures étrangères, une maison de plage, une autre dans une copropriété luxueuse de Jacarepaguá et un bateau ? Bah comment tout le monde ou presque. Qu’importe qu’il soit interdit à un fonctionnaire public de faire de la sécurité privée. 

« Mon colonel, est-ce un délit d’essayer de survivre et d’entretenir sa famille ? »

Il faut dire que l’exemple vient d’en haut… des hommes politiques et des entrepreneurs. Rappelons-nous le scandale Odebrecht, du nom de ce groupe industriel (au bord de la faillite), qui a versé de 2006 à 2014 quelque 2,8 milliards d’euros de pots-de-vin et de contributions occultes aux partis politiques brésiliens mais pas que, éclaboussant la droite comme la gauche.

À la lecture de « Troupe d’élite 2 », on peut d’ailleurs sourire quand l’économie est évoquée. Si les polices ne se « débrouillaient » pas, il faudrait augmenter sensiblement les salaires et le budget ne serait plus à l’équilibre.

Quoi qu’il en soit, le lecteur demeure frappé par l’horreur de cette guerre qui n’aura ni vainqueurs ni vaincus.

Quelques exemples… âmes sensibles cuidado (attention)

  • Lors d’un blitz (un contrôle routier, en vrai, une forme de racket « légal » des automobilistes), une conductrice oublie ou refuse de s’arrêter. Le PM qui lui a demandé de stopper la tue d’une balle de M16 en pleine tête. Caramba ! la police découvre qu’elle est blanche, trentenaire et architecte. Si elle avait été noire et favelada, ça passait encore mais là que faire ? Le plus haut gradé décide alors de brûler le corps. Mais on conserve quand même un bras qu’on essaiera de déposer dans le quartier de Rocinha, histoire de mettre ça sur le dos des trafiquants. À l’autre bout de la ville, un policier découvre la bavure et alerte sa hiérarchie. Il sera bientôt assassiné dans le quartier qu’il protège et où tous l’apprécient.

 

  • Et quid du « maçon », un spécialiste du burin qui, à la demande des miliciens, fait sauter les dents des victimes pour qu’on ne les identifie pas ? Il faut aussi préciser que la police scientifique manque de moyens. Bien des demandes de certificats d’expertise sont écartées. Sur sa terrasse, son fils dans les bras, un ripou reçoit la visite d’un gamin venu l’avertir que son protectorat sur le quartier pourrait prendre fin. Le brave fonctionnaire sort son Beretta et abat le messager devant la famille !

 

  • Sur une autre terrasse, un travailleur noir s’apprête à passer un petit coup de peinture. Un PM le voit et tire… sans doute un cambrioleur.

 

  • Onofre, petit commerçant populaire dans son quartier, est convoqué toute affaire cessante ainsi que le pasteur par le capitaine surnommé le Diable blond. Alex, patron de quelques taxis collectifs, refuse de vendre son entreprise au blondinet gradé. Elle vaut un million de reais, le fonctionnaire de police ne lui en propose que 100 000. Onofre et le pasteur assistent alors à une drôle de séance. Entouré de collègues policiers, le Diable blond découpe Alex au sabre, au scalpel… il l’étripe littéralement. Onofre et le pasteur ont été conviés pour rapporter les faits à la communauté. On ne plaisante pas avec le Diable. Onofre, plus révolté que terrorisé, ira déposer à la police. Le pasteur, non. Puis Onofre s’enfuira dans le Pantanal après avoir refusé le programme de protection des témoins.

Concluons le chapitre horreurs avec l’histoire de Russo, un ancien chef du Comando vermelho, une des grandes organisations criminelles. Condamné à vingt ans de prison, il a décidé de s’en sortir une fois sa peine purgée. Il a toujours maintenu le contact avec sa femme, une sainte, et ses enfants. Bien sûr, à sa sortie, personne ne veut l’embaucher, sauf une ONG, une des ces entreprises bobo au service des gringos qui ne font rien qu’à condamner les méthodes de la police brésilienne. Jean Valjean brazuca, Russo croit pouvoir échapper à son destin. Mais c’était sans compter sur deux policiers qui tentent de le racketter. Il est clean maintenant et de toute façon, il n’a pas de quoi payer. Qu’à cela ne tienne, un petit contrôle d’identité, un calibre soigneusement dissimulé dans ses affaires et le tour est joué. Retour dans l’enfer carcéral de Bangu. Et là, chef un jour, chef toujours, ces anciens nouveaux collègues le poussent à prendre la tête de la mutinerie qui s’annonce… Et que la gouverneure, désemparée et conseillée par un ancien stalinien, entend étouffée dans le sang comme à Carandiru, en 1992 : 111 détenus abattus.

Contre toute attente, le capitaine Lima Neto, du Bope, Batalhão de Operações policiais especiais, celui qui inspirera le rôle vedette de « Troupe d’élite », refuse d’obéir… Je ne vous dirai pas la fin.

Un des narrateurs résume bien l’ampleur des dégâts : « Pour les Cariocas qui connaissent la zone Ouest, Tarantino, c’est Walt Disney. J’arrêterai d’écrire quand la zone Sud arrêtera d’être hypnotisée par la mer et qu’elle découvrira l’horreur qui vit à côté d’elle. »

Cette guerre de tous contre tous se veut d’abord une guerre contre le crime organisé autour du trafic de drogue. Drogue que thunés comme favelados consomment en un élan interclassiste et transgénérationnel.

Un autre narrateur nous laisse entrevoir une seule sortie qui rejoint d’ailleurs les récentes déclarations de l’ancien président de Colombie César Gaviria : « L’utilisation de la force brutale dans la lutte contre les drogues illégales crée plus de problèmes qu’elle n’en résout. Il faut dépénaliser l’usage des drogues et les sortir du traitement policier et judiciaire pour les remettre au domaine auquel elles appartiennent : la santé publique et le travail social. »

Darius Milhaud a connu le carnaval de Rio de 1917, dont le tube, signé Donga, s’appelait « Pelo telefone », hommage à la corruption de la maréchaussée. « Le chef de la police par téléphone m’a prévenu qu’il y avait une roulette [clandestine] où l’on pouvait jouer… »

 

 

Donc « si tu vas à Rio », n’oublie pas ce p’tit numéro. Tape le :

190,

la Police militaire, avant qu’elle ne te tape.

Cela peut te sauver la vie… ou pas.

1809_0011810_001

 

Vous pensez encore vivre une époque postmoderne mais c’est l’anthropocène qui vous rattrape.

Bonus :

Un petit bonus de Porta dos fundos autour des « balas de borracha », des balles en caoutchouc. La PUC, dont il est question, est la Pontifícia Universidade Católica do Rio de Janeiro, un repaire de professeurs et d’étudiants subversifs !

 

 

 

 

 

 

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